Confession

Il est des choses dont on ne peut se défaire. Le passé en fait partie. Le passé nous forge et ne peut être modifié. Le passé de Ssakry l’a entièrement changé. Car il n’est pas né avec sa démence et son fanatisme. Il n’est pas né avec l’esprit embué par ces aberrations, cette obsession pour son soi-disant Dieu. Il fut un temps où Ssakry n'était qu'un jeune chaton innocent.
Il fut un temps où Ssakry n'avait jamais péché.

Et il vous parle. Son nom est Ssakry. Il veut vous parler de son passé, vous le raconter dans les moindres détails, sans rien omettre. Quelque chose en lui vous subjugue, ses mots peut-être, à moins que ce ne soit sa voix ? alors vous vous asseyez. Et vous écoutez.
Le début de son histoire se déroula parmi les escogriffes. Ssakry naquit par une nuit d'orage. Le vent faisait trembler les arbres et la foudre déchirait le ciel. Il avait rarement autant plu que cette nuit-là. La mère de Ssakry était une escogriffe et son père également. Ils étaient deux escogriffes comme les autres. Peut-être un peu déloyals et égoïstes, mais ce n'étaient que des escogriffes. Ce ne sont pas eux qui ont forgé Ssakry. Sa mère est morte en le mettant au monde. Ils étaient deux dans la portée, dont un mort-né. Alors c'est comme s'il était seul. L'autre n'a pas survécu, c'était un faible. C'est ce qu'aurait dit le Ssakry d'aujourd'hui. Bien sûr, le Ssakry d'autrefois n'a rien dit. Il ne savait pas ce qu'il se passait. Lorsque quelques heures se sont écoulées, après qu'il a eu fini de téter les quelques gouttes de lait que le cadavre de sa mère était encore capable de produire, il s'est endormi contre son flanc déjà froid. Et puis ensuite, il s'est réveillé. C'était au matin. Ses petites pattes étaient mouillées de rosée. Il fourragea dans le pelage de sa mère, parce qu'il avait faim, mais il n'y avait plus de lait. Tout s'était arrêté, le corps était glacé. Sa mère était définitivement morte. Mais il avait faim. Alors il s'est mis à miauler, le plus fort qu'un minuscule chaton comme lui pouvait miauler.

Des petits couinements qui finissent par se faire entendre. Deux chattes apparaissent dans la clairière. Par miracle, une d'elles a du lait. Alors elle s'allonge et Ssakry, en sentant l'odeur, s'approche, et tète tout son soûl. La femelle qui a du lait s'appelle Höna. Elle avait eu un chaton dont elle n'avait pas voulu, un chaton qui lui avait été imposé, par un mâle, un mâle nommé Hunkr. Hunkr qui a eu tant d'importance dans la vie de Ssakry — mais pour l'instant, il ne le connait pas encore. Le chaton d'Höna est mort et maintenant il ne lui reste que Ssakry. L'autre femelle s'appelle Krinna et c'est la compagne d'Höna. Elles deviennent dès lors les mères de Ssakry.

Ssakry était un chaton tout ce qu'il y a de plus normal, plutôt calme, bien que secoué par quelques accès de colère. Ses mères étaient gentilles et il les aimait.
Mais il y avait Hunkr. Hunkr, le violeur d'Höna. Hunkr, un escogriffe qui vivait très près d'Höna et Krinna. Trop près, en fait. Il était la figure paternelle de Ssakry. Le père qu'il n'avait jamais eu. Mais il était un père avec des idées bien trop arriérées, qu'il inculqua pourtant à Ssakry, jeune et influençable. Il commença par lui parler de ce qui se passait dans la nature, lorsqu'il eut environ dix lunes et qu'il jugea qu'il était suffisamment mûr pour apprendre. Tout ce qui était incompréhensible, inexplicable. Des phénomènes qui ne pouvaient qu'être de nature divine. Hunk expliqua à Ssakry qu'il existait un dieu, un seul véritable dieu, qui régissait tout. Un dieu qu'il fallait adorer si on voulait accéder au salut. Ce dieu se nommait Zuivering. Ssakry commença dès lors à vénérer Zuivering. C'est là que tout bascula.

Hunkr détestait les mères de Ssakry. Il ne les respectait pas, les insultait, ne les traitait même pas comme des êtres vivants. Il expliqua qu'en plus d'être des femelles, elles étaient homosexuelles, et que Zuivering détestait cela. « Zuivering déteste les faibles et les ratés, lui avait-il dit. Tes mères sont faibles en plus d'être des ratés. L'homosexualité est une erreur. Zuivering ne veut pas d'erreur. Zuivering ne fait pas d'erreur. » Ssakry buvait ses paroles, fasciné. Il le crut. Et à partir de ses douze lunes environ, il commença à détester ses mères. À ne plus les respecter, à les insulter, à les maltraiter comme Hunkr le faisait. Et Hunkr les violait aussi, alors Ssakry fit de même. Pendant cinq lunes les choses se passèrent ainsi. Et à l'âge de dix-sept lunes il décida qu'il ne voulait plus d'elles. Parce qu'elles devenaient ennuyeuses et parce qu'elles devenaient vieilles, aussi. Elles n'engendraient plus de chaton. Alors quel intérêt ? Pourquoi garder des femelles qui ne font plus de fils, alors que c'est leur seul but, leur seule fonction ? Il finit donc par les égorger comme de vulgaires animaux. Il les massacra et les laissa là, au milieu de leur sang, ne leur offrant même pas la décence d'une sépulture. Après tout, elles avaient péché. Elles ne méritaient pas qu'on les enterre. Zuivering ne voulait pas d'elles dans son paradis. Alors il les abandonna là et se retrouva seul, Hunkr étant mort une ou deux lunes plus tôt. Ssakry décida que les escogriffes ne méritait pas de recevoir son prêche et la bénédiction de Zuivering, alors il s'exila.

Il marcha longtemps et finit par tomber sur une caverne. La fameuse caverne. Lorsqu'il pénétra dans la grotte il découvrit une petite famille qui vivait là. Il y avait une chatte et son compagnon ainsi que trois chatons, deux mâles et une femelle. Ssakry tua le mâle adulte qui ne lui serait d'aucune utilité et fit prisonniers la femelle et ses petits. Il fit d'elle sa première poule pondeuse ; quant aux deux jeunes mâles, il les endoctrina pour en faire des recrues particulièrement fidèles. La petite femelle resta avec sa mère, saine et sauve, pour le moment. Ssakry projetait d'en faire une poule pondeuse dès qu'elle aurait l'âge requis.

Et c'est ainsi que la secte des SS Cats commença à se former. La femelle eut des enfants de Ssakry, sa fille aussi. Il organisa les premières rafles afin d'en trouver d'autres. Il tua ses filles pour ne garder que les fils qu'il transforma en recrues, puis en subalternes. Il aurait pu faire de ses filles des poules pondeuses également, mais Zuivering n'encourage pas l'inceste et Ssakry ne voulait pas pécher, il préféra donc les égorger. Après tout, inutile de ne garder des femelles qui ne feraient que tenter les mâles de la caverne. Ssakry alla chercher des mâles et des femelles à l'extérieur de la caverne pendant de nombreuses lunes. Il interdit néanmoins aux mâles de toucher les femelles en premier lieu, se les réservant pour lui-même. Il finit néanmoins par décréter que les subalternes avaient le droit de se reproduire, seulement avec son autorisation.

Quant à lui, il se trouva une nouvelle femelle. Gek, avec qui il eut deux chatons. Il décida de la laisser tranquille pendant deux lunes, pour une raison obscure. Après quoi, il lui arracha ses deux enfants, deux fils, pour en faire des subalternes de sa secte. Ineerd et Geindoc furent leurs noms. Il fit du premier un parfait petit soldat ; pour le deuxième, il eut plus de mal, mais au bout d'un moment, ses deux fils s'étaient parfaitement intégrés à la grande famille qu'était sa secte. Même Gek, leur mère, rejoint la secte en tant que gérante des poules pondeuses. Elle était la seule femelle pour qui il avait un semblant de respect, même infime. Après tout, c'était la sienne. Elle n'était qu'à lui, personne ne pouvait la toucher.

Alors lorsqu'un mâle eut le malheur de toucher à Gek, à sa Gek, et de lui faire un fils, Ssakry ne le supporta pas. Ce mâle ne pouvait pas vivre, il lui avait pris celle qui lui appartenait. Alors il le mit dans la Fosse, au milieu des cadavres, et ne l'en sortit jamais, le condamnant à mourir sous la terre, oublié de tous. Quant à sa progéniture, il le prit et en fit un subalterne, comme tous les autres.

Quand Ssakry eut 42 lunes, son fils le déçut, plus que jamais. Geindoc fuit la secte, il partit. Et Ssakry ne put pas le rattraper, alors il le considéra dès lors comme un traître. Et il décréta que quiconque le retrouverait devait le ramener, vivant. Et il le répéta en particulier à son autre fils : « Si tu vois Geindoc, si jamais tu ne sens ne serait-ce que son odeur, trouve le. Ramène le moi et il mourra dans la Fosse comme le traître qu'il est. Ce n'est plus ton frère. Il a trahi notre famille. Il ne mérite plus d'en faire partie. Il ne mérite plus de vivre. »

Et Gek eut un autre fils, de Ssakry. Un fils nommé Laag. Mais Laag était un faible. Il était sourd. La politique de la secte avait toujours été de tuer les infirmes, les faibles, les inutiles. Sauf que Laag était son fils. Et aussi celui de Gek. Alors Ssakry ne voulut pas le tuer, par respect pour elle ? Pour le chaton ? On ne sait pas très bien pourquoi. Mais il ne le tua pas. Après tout, il est son fils. Et Ssakry tient à sa famille. Plus que tout. C’est la dernière chose qu’il vous dit, dans un sourire. Il tient à sa famille. Et que tous ceux qui suivent ses idéaux sont sa famille.