I don't wanna waste my time with you [ft. Nuage Meurtrier]

Je reprenais du service. De quand datait mon dernier apprentissage ? Je tentais de me souvenir. Nuage de l’Infini ? Non, ça me paraissait bien trop loin. Nuage de Coco, oui voilà. Nuage de Coco avait été ma dernière apprentie. Il y a avait plus de douze lunes. Bon sang, ce que le temps passait vite. Six lunes, donc, six lunes sans avoir eu d’apprenti à ma charge. J’avais soufflé un peu. Mais je savais comment m’y prendre. Je n’étais plus stressée à l’idée de faire quelque chose de mal. J’avais l’habitude, je savais ce qui marchait, je savais comment procéder. J’avais mes manières, mes façons de faire. Un caractère spécial, mais assuré. Il ne fallait pas que je banalise son entraînement. Pour lui, ce serait le seul qu’il recevrait de sa vie, bien que pour ma part ce fut le … Je ne savais plus. Mais pas le premier, et j’espérais pas le dernier. Car le dernier, ça signerait la fin de mon activité en tant que mentor, prouverait mon incapacité à aider mon Clan, et c’était tout ce dont j’avais peur. Je voulais qu’on continue à me faire confiance aussi longtemps qu’il en serait possible. Qu’on ne me mette pas à la retraite, qu’on ne me délaisse sur le bas-côté. Ce serait trop dur pour moi.

Je me levais, m’étirais, bref, ce train-train quotidien qui ne variait plus depuis de belles lurettes. Mais aujourd’hui, la séance de chasse habituelle allait être remplacée par un entraînement avec le nouveau. Nuage Meurtrier. Quel nom joyeux. J’ai vraiment un problème avec. Après Prédilection Mortelle en tant que “Petite Mort”, on allait de pire en pire. Il avait intérêt à se douter qu’on allait faire un truc aujourd’hui. L’apprentissage n’attendait pas. On ne se défilait pas. Je sortais de cette tanière, quittant sa chaleur, observant notre clairière pleine de neige. Ça n’allait pas arranger les choses. Vraiment la saison des neiges, pire saison qui puisse exister. Si on commençait par chasser, il n’allait jamais s’en tirer, et on allait prendre quatre plombes. J’optais mentalement pour une séance de combat. Je n’étais pas de ces mentors à faire des heures et des heures de théorie sur le code du guerrier. Non, clairement, non.

Je m’avançais dans la clairière, passais rapidement la langue sur ma fourrure, et me mettais à attendre l’apprenti. Il n’avait pas intérêt à être en retard. Je détestais ça. Ce serait se donner une mauvaise image de lui avant même que je ne puisse le voir en tête à tête. J’avais déjà des préjugés sur lui, à cause de son incapable mère, alors il partait mal, le petit. Je savais que c’était mauvais, que ce n’était pas digne d’une guerrière vétérante, mais je ne pouvais m’ôter l’image de Baie d’Oranger de la tête. Est-ce qu’elle lui avait parlé de moi ? Probablement pas. Nous n’avions pas eu d'interactions depuis un moment. Pas depuis qu’elle avait de nouveau eu des chatons. Je l’aurais bien remis à ma place, ça m’avait manqué. Mais maintenant, elle était partie, et je n’avais plus personne à détester et maudire intérieurement. Il lui restait ce fils. J’espérais juste pour lui qu’il n’était pas aussi incapable que sa mère.

Le voilà qui arrivait au pas. Calme, sans précipitation. C’était une bonne chose ; je n’aurais pas à me taper un chaton immature et intenable. Cependant, le manque de motivation qui émanait du gamin était perceptible à plusieurs kilomètres à la ronde. C’était ça, alors, la jeunesse ? C’était ça, la nouvelle génération ? Des apprentis déprimés ? Je secouais légèrement la tête de gauche à droite, imperceptiblement. Non, c’était juste le mien qui était comme ça. Juste le mien qui était… déprimé ? Je savais pas qu’on pouvait avoir aussi peu envie d’apprendre à l’aube de ses six lunes. Il allait pas bien le minot ? Oh, et puis, c’était pas mon problème, après tout. Qu’est-ce que j’en avais à faire, moi, de s’il allait bien ou pas ? J’étais pas là pour lui faire des leçons de morale, j’étais pas là pour faire la clown à essayer de lui décrocher un sourire. J’étais là pour le former, pour faire de lui un vrai guerrier. S’il avait pas la motivation qui allait avec, c’était pas mon problème. Ce ne serait que le sien s’il se refusait à faire un effort pour apprendre, en tout cas.

Non, décidément, j’étais pas là pour faire la comique. C’était pas comme si je savais faire de telles choses, de toute façon. Une fois à ma hauteur, je ne perdis pas notre temps et me levais avant de prendre le chemin de la petite partie de forêt de notre territoire. Le chemin se passa en silence ; c’est pas comme si on avait des choses à se dire. C’était un gamin, le fils de Baie d’Oranger, et moi, une vieille peau, acariâtre, de plus de soixante dix lunes. Oh Clan des Étoiles, ce que je pouvais avoir pris de l’âge. Je ne me souvenais pas avoir tant vécu. Le temps passait drôlement vite, alors. Bref, nous arrivions. Je levais la tête, reniflais histoire de m’assurer qu’on serait pas dérangés par d’autres cons qui chercheraient à s’entraîner. Non, personne. Parfait. Je me tournais vers Nuage Meurtrier, toujours ce regard froid qui allait si bien avec son air découragé.

“Bon, en place. J’suppose que t’as déjà dû voir deux trois trucs, c’est ce que vous faites, vous, les jeunes, de nos jours. Vous copiez les autres apprentis alors que vous êtes pas encore apprentis vous-mêmes et vous reproduisez mal les mouvements. Bref.” Je m’attendais pas à parler autant, par contre. C’était pas trop mon genre. Mais bon, j’attendais qu’il se mette en place pour pouvoir le reprendre. C’était mon petit plaisir, disons, de corriger les autres. Surtout ceux qui pensaient pouvoir se passer d’un mentor pour apprendre à se battre.