Il y a quelque chose qui ne va pas. Quelque chose qui cloche. Ce sentiment de malaise que je peux palper du bout des pattes. Au sein du Clan de l’Ombre, je veux dire. Je viens d’ouvrir les yeux. L’obscurité de ma tanière ne me trompe pas : on s’agite au dehors. Il y a du boucan. Je me lève difficilement, m’étire. À peine ai-je le temps de faire ma toilette, que Coeur de Grizzli, récemment nommé lieutenant par ma personne, débarque, un air bien trop sérieux sur le visage. Ça ne lui correspond pas. Je n’ai pas l’habitude de le voir ainsi. Je n’ai pas l’habitude de le voir tout court, d’ailleurs. Ça me fait étrange, en y pensant, d’avoir désormais à le considérer à part entière comme un vrai guerrier, et même plus. D’avoir à la considérer comme un lieutenant. Comme mon lieutenant. Oui, c’est difficile à croire, en fait. Croire que le petit bout de guerrier, le minuscule chaton qu’est le fils d’Aurore Lointaine est désormais un guerrier accompli. Et même plus, beaucoup plus que cela. Je lui souris, et nous échangeons sur les patrouilles de la journée. J’hésite à lui parler du mauvais pressentiment que j’ai depuis que je me suis levé. Que j’avais déjà pendant ma nuit, durant mes rêves.

Et c’est à ce moment précis que débarque dans la tanière Souffle d’Espérance, déboulant comme si elle venait de traverser toute la forêt de Cerfblanc au triple galop. Je la fixe de la tête aux pattes, médusé. Finalement, il n’est pas impossible qu’elle ait traversé de bout en bout le territoire des quatre Clans. Et voilà que ses pattes lâchent sous son poids et qu’elle s’effondre au sol, sa mâchoire rencontrant la terre de ma tanière. “Ascendance… Ascendance de l’Aube… Elle a kidnappé Nuage de l’Azurite… et la détient dans un terrier de re..renard. Inconsciente. Aux abords du territoire. J’ai peur… pour sa vie. Tu dois envoyer une patrouille et la neutraliser.” Je me fige en entendant ses paroles, avant de froncer les sourcils, perturbé. Comment ça, Ascendance de l’Aube a kidnappé Nuage de l’Azurite ? J’ai un mouvement de recul, tente de croiser le regard de Souffle d’Espérance, mais là voilà qui ferme les yeux. Mon regard croise à nouveau celui de Coeur de Grizzli, qui semble réagir de la même façon que moi à la nouvelle, avant de me décider enfin à bouger, approchant ma patte de ma fille.

“Souffle d’Espérance ? Tout va bien ? Je… Je vais y aller, je ne peux pas rester là, sans rien faire. Il faut que tu m’y conduises… Tu… Tu t’en sens capable ?” Je ne veux pas la brusquer, mais le temps me presse. Le temps me presse. Et j’ai eu beau maîtrisé ma voix et mes mots, je frisonne à l’intérieur.

Mon coeur bat la chamade. Dans le mauvais sens du terme, en réalité. Je m’affole, je transpire. Ma respiration bouscule mon corps, le fractionne, le remue dans tous les sens. Un kidnapping. Au sein du Clan de l’Ombre, au sein de mon Clan. Je sais, je sais qu’il existe des différends, je sais que j’ai quelques accrochages avec quelques uns, je sais que j’ai la patte parfois trop molle, le patriotisme ombreux trop léger pour certains, mais un kidnapping ? C’est sans doute qu’il me vise. C’est sans doute que c’est pour me faire réagir, que c’est pour me faire avoir le vertige, que c’est pour me déstabiliser. J’ai du mal à croire à une rébellion, à un soulèvement. Je ne suis pas un dictateur, je ne suis ni Étoile Machiavélique ni Étoile de Jaspe ni Étoile de Lave, je ne mérite pas ça. Les gens de mon Clan m’aiment, ou du moins me respectent un minimum, je l’espère. Peut-être que je suis trop naïf, peut-être que j’ai trop d’étoiles dans les yeux, que je deviens déjà gaga, que je m’imagine que tout va bien alors que c’est l’enfer, ici, au Clan de l’Ombre.

Mais le problème n’est pas là. Non. Je fume, à l’intérieur. Je tremble, je sursaute à petits intervalles. Est-ce que je ne réagis pas au quart de tour ? Est-ce que je ne réagis pas trop pour ce que c’est ? Parce que Nuage de l’Azurite c’est mon apprentie ? Parce que je suis si proche d’elle ? Est-ce que je suis réellement si proche d’elle ? Je ne sais pas, elle est si différente des autres apprentis que j’ai eu jusqu’ici. Elle est si différente des apprentis, des autres, de ceux de son âge. Elle… Elle a l’air d’être quelqu’un d’autre. Enfin, le sujet n’est pas là. Elle a disparu. Non, pire : on l’a kidnappée. Et même si c’est mon apprentie, c’est avant tout une jeune, sans défense contre l’ennemi, et un membre du Clan de l’Ombre.

L’ennemi. Ça me fait mal de dire ça. Je m’en veux. Car l’ennemi, il n’est pas inconnu. C’est Ascendance de l’Aube. Et je sais, je la connais. Je la connais bien. Les chatons d’Étoile Mortelle, je les connais bien. Plus que ce qu’ils ne peuvent le penser. Je les observe, depuis toujours. Je les observe depuis que j’ai pris la responsabilité d’évincer leur mère et de la bannir du clan. Probablement la plus dure mesure que j’ai eu à prendre jusqu’ici. Et ça me fait mal, ça me fait terriblement mal de voir que j’ai échoué. De voir qu’Ascendance de l’Aube se retourne contre moi. De voir que, peu importe les efforts fournis, j’ai échoué. Ça blesse le chat qui est en moi avant d’en blesser le chef. Je n’ai pas réussi à la sauver. Je n’ai pas réussi, tout simplement. Et cet échec me pèse presque plus que le kidnapping en lui-même.

Souffle d’Espérance semble se reprendre, après un moment si court et pourtant si intense. Elle finit par me répondre, directe. J’ai envie de sourire, mais la situation m’en empêche. Mes muscles sont trop tendus pour faire quoi que ce soit. Je suis passé en pilote automatique. Comme si j’avais l’habitude de ce genre de situations, comme si j’avais toute ma vie géré de telles crises. En pilote automatique, oui. Je ne sais même pas si j’écoute très attentivement ma fille, tant je suis focalisé sur Nuage de l’Azurite. Je crois qu’elle est aussi renversée que moi. Quoique, elle a l’air d’être bien plus en colère, bien plus en colère que moi. C’est plus que de la colère, ça a l’air d’être de la haine. Oui, c’est de la haine profonde qu’elle a pour la fille de l’ancienne meneuse. Je ne le suis même pas, en colère, à vrai dire. J’ai juste peur. Enfin, ce n’est pas exactement de la peur. C’est de l’appréhension, de la nervosité. Énormément de nervosité. L’âge fait que je sais endurer. Et c’est le seul que je peux remercier ici, tant mon caractère n’est pas à l’origine fait pour supporter ce genre de pression.

Elle m’indique l’endroit. Je ne suis même pas à bout de souffle, et pourtant nous avons galopé intensément. L’ambiance est telle que je ne respire même pas fortement pour combler le manque d’oxygène dû à la course effrénée. Lourd, tout est lourd. Pire même que quand je me suis réveillé à moitié en panique ce matin, à l’aube. Que vais-je lui dire ? Qu’est-ce que je peux lui dire ? Est-ce qu’elle va seulement accepter de discuter, ou bien allons-nous en venir aux griffes directement ? Je ne veux pas de sang sur les pattes. Et je doute qu’elle aussi, car, même si Ascendance de l’Aube est l’un des meilleurs éléments du clan, nous sommes tout de même 3. Et j’ai quelques vies en plus, sûrement. Je ne les compte pas, à vrai dire. À quoi bon ? Si je dois mourir, je mourrai. C’est plutôt restreint, comme moyen de penser, mais j’ai confiance en la Toison Argentée. Le destin est le destin, après tout. Chant de Vie m’aurait tapé sur la tête si elle m’avait entendu parler ainsi.

Je ne sais pas quoi dire. J’ai envie de dire que je ne m’y suis jamais préparé, que l’idée ne m’est jamais passée par la tête qu’on puisse un jour kidnapper un des miens, mais ce serait redondant. J’avance, doucement. Les odeurs sont bien là, il n’y a aucun doute à cela. Ce sont elles. Comment j’amène ça ? Je ne vais pas entrer, comme ça. Ce n’est pas mon genre. Je me campe sur mes appuis, prend une grande inspiration, prêt à réagir à n’importe quelle menace qui pourrait subvenir instantanément. “Ascendance de l’Aube ? On peut parler ?”

Bravo, franchement bravo. C’était difficile de faire plus ridicule que cela, en fait.

Je crois que je tremble encore. Enfin, c’est sûr même. Par chance ma voix n’a pas vacillé. Ça, ça aurait été le pompon. Il faut croire que ma bonne étoile veille sur moi. Est-ce que je sais encore me battre ? Est-ce que je l’ai jamais su, au fond ? Je ne sais pas. Je ne suis plus le même qu’avant, je ne suis plus aussi téméraire, plus aussi impulsif. Non pas que je l’étais au point que ça en soit dangereux pour moi, mais je l’étais, légèrement. En quelques sorties. Mais en même temps, le combat, ça ne s’oublie pas, non ? Et puis aussi, je vais pas me plaindre de l’avoir oublié, partiellement. Ça veut dire que je n’en ai pas eu besoin, ça veut dire que le Clan n’a pas eu à se protéger d’une quelconque menace, et ça, ça vaut largement ma potentielle perte de mon aptitude au combat. J’avance cela, mais je ne le sais même pas. Je ne me suis pas encore bien testé. Et si c’était à tester maintenant, je donnerais tout. J’ai toujours tout donner pour mon clan. Et ça ne va pas changer, pas aujourd’hui, ni jamais.

Je suis toujours sur mes gardes. J’aimerais bien faire machine arrière. Trouver une solution plus efficace pour ces trois chatons que j’ai privés de mère, de famille proche. Pour cette fratrie meurtrie et en partie jugée par les antécédents de leur mère. Pour eux que j’aurais dû prendre entièrement sous mon aile. Je n’ai pas été assez présent, assez efficace, et voilà, le retour de flammes vient me brûler les moustaches.

Son ombre bouge, remue les alentours. Elle arrive. Je reste stoïque. Je ne peux pas lui laisser croire que je m’inquiète, ce serait le début de la fin. Sa carrure est meurtrie. Elle a l’air épuisée. Je suis surpris de la voir à ce point-là faible, mais je ne dis rien. Comment ne m’en suis-je même pas rendu compte ? Suis-je un si piètre chef pour n’en m’en être même pas aperçu ? Ascendance de l’Aube est un membre du clan avant tout. J’aurais dû m’en apercevoir, j’aurais dû venir lui parler. Tant d’erreurs et de non-dits que j’ai faits, et qui me retombent dessus, maintenant.

“Etoile Fragmentée. Ne bouge pas. J'ai ton apprentie en otage ! Je n'hésiterais pas. Que veux-tu parler ?”

Je ne bouge plus. Je ne sais pas de quoi elle est capable. Ce n’est plus une enfant. Ça n’a jamais été une enfant, d’ailleurs. Le bannissement de sa mère lui a enlevé une partie de sa jeunesse, si ce n’est toute. Et ça, encore une fois, c’est ma faute. Si je ne l’avais pas bannie, serait-elle encore de ce monde ? Il faut que j’arrête de me lamenter. Rien ne la fera revenir, rien ne réparera mes erreurs, rien ne réparera les siennes. Ce qui est arrivé est arrivé, et il faut que je me concentre sur le présent. Le présent, c’est Ascendance de l’Aube, c’est Nuage de l’Azurite. Et c’est maintenant que je ne dois pas me tromper, c’est maintenant qu’il faut que j’arrête de faire des erreurs.

J’aimerais avancer vers elle, mais ce serait une mauvaise idée. Ça ne servirait à rien. Il ne me reste plus qu’à parler. Je veux éviter le contact, je veux éviter le conflit physique. Non pas que je ne sois pas sûr de gagner, mais je ne veux pas la blesser, alors que je suis capable de l’éviter.

“Je ne bougerai pas, c’est promis. Je ne veux pas me battre.” J’hésite à rentrer directement dans le vif du sujet. Je ne sais pas comment aborder la discussion. “Toi, que veux-tu ? Pour avoir fait ça, Ascendance de l’Aube ? Y’a-t-il quelque chose que j’ai fait ? Pourquoi t’être mise dans un pareil état ?”

Je fais l’innocent, un peu. Mais je veux qu’elle le dise elle-même. Car il y a forcément des choses que j’ai oublié. Forcément.

Je n’ai jamais été pour la violence gratuite. Je sais me battre quand il le faut, mais ici, ce n’est pas nécessaire. Pas tout de suite. Je me sens capable d’arranger les choses. Je me sens capable. N’est-ce pas mon rôle ? N’est-ce pas pour cela que l’on m’a assigné à ce poste ? Pour cela que je suis chef ? C’est mon devoir. C’est pour cela que je suis ici. Que je suis venu jusqu’à elle, jusqu’à Ascendance de l’Aube. Et je ne veux pas craquer, je ne veux pas faiblir, je ne veux pas me laisser faire par la peur, l’idée qu’il est possible que nous nous engagions dans un combat à mort. Pas pour moi : je sais que je ne mourrai pas. Souffle d’Espérance est toujours dans mon dos, à quelques pas de là. Je sais que si les choses s'enlisent, elle sera là pour moi. C’est deux contre un. À moins qu’Ascendance de l’Aube n’ait emmenée avec elle quelques chats prêts à se liguer contre moi. Mais je n’ai rien senti qui indiquait tel.

“Tu nous as privés de Mère. Tout est de TA faute. Maintenant c'est à toi de payer ! À toi de ressentir cette douleur. À toi de se mettre à sa place et à la nôtre. De là où elle est, elle te voit, elle attend que ça. “ Est-ce que je vais vraiment commencer à me remémorer tout ce que j’ai pu vivre avec Étoile Mortelle maintenant ? Là, devant sa propre fille ? Un voyage spirituel plein de remords et de peines ? Non, définitivement, je n’ai pas besoin de ça. Personne n’a besoin de ça. Mais je ne peux m’empêcher d’y penser. Ce jour-là où j’ai décidé de la bannir du Clan. N’était-ce pas ce qu’il y avait de mieux à faire ? J’ai l’impression d’être un de ces ancêtres du Clan qui baragouinent les mêmes histoires, incapables de s’adapter aux nouveautés, au temps qui change. Je m’en veux, à nouveau, et comme toujours. Est-ce vraiment ce que j’aurais dû faire ?

Oui. Je ne pouvais pas la laisser ici. Je ne pouvais laisser cette meurtrière vivre sa vie à la tête du clan. Certes, maintenant que j’y repense, elle n’était pas une mauvaise chef. Elle n’était pas la tyran qu’avait été Étoile de Lave. Le Clan de l’Ombre a vécu de sa renommée sous tout son règne. Certains de ma génération ou qui ont connu Étoile Mortelle comme chef ne sauront pas le reconnaître ; mais la femelle au pelage noir était bel et bien un chef tout à fait respectable. Mais impossible pour moi, en tant que lieutenant, de la voir continuer à mener un Clan à cause de son passé douloureux. Son passé houleux et controversé. Elle avait assassiné Étoile de la Mélopée avec Étoile de Lave, elle avait assassiné tant d’autres chats, tant d’autres victimes.

Peut-être que j’ai mal jugé. Peut-être que j’ai mal estimé les conséquences de mes actes. Peut-être que j’aurais pu simplement la forcer à se séparer de son rang… Non. Non, ça n’aurait pas été possible. Personne n’aurait toléré avoir Étoile Mortelle dans ses rangs. J’ai fait le bon choix, sur ce coup-là. C’est ce qui vient après qui s’est mal passé. En soit, pour les deux autres, Bulle Éclatante et Brisure du Temps, ça aurait pu aller. Je crois que c’est allé. Je l’espère, du moins. Mais pas pour Ascendance de l’Aube. J’aurais dû m'en douter, déjà, quand elle a demandé à changer de nom. Enfin, je m’en doutais déjà, à vrai dire. Mais je n’ai pas su faire le pas vers elle quand il l’aurait fallu. Et voilà dans quelle situation je me retrouve.

“Ascendance de l’Aube, je suis désolé, profondément désolé.” Mais n’ai-je pas déjà ressenti cette douleur ? Ou bien suis-je encore coincé dans ce même cercle indéfiniment ? J’aimerais tant lui dire, à sa fille, mais j’en suis incapable. Ce n’est pas à mon tour d’expier ma douleur. Ce jour n’est pas le mien. Et je dois tout tenter pour la raisonner. Tout tenter pour l’aider, pour lui montrer ce qu’a encore de bien pour elle. “Je ne sais pas ce que ta mère t’as dit. Je ne sais pas tout ce qu’elle a pu te raconter. Non pas que ta mère ait été entièrement une mauvaise personne, elle ne l’est pas. Elle savait qu’elle était troublée, elle savait, au fond, qu’elle avait besoin d’aide. Pourquoi m’aurait-elle désigné comme lieutenant si ce n’était pas le cas, tu penses ?”

Je ne sais pas où elle est. Je ne sais pas où elle a fini, bien que je doute que ce soit au Clan des Étoiles. Je sais qu’il existe autre chose, un rien, pour les solitaires et les chats qui ont rejeté leurs ancêtres. Ça doit être ça. Du néant. Si c’est bien là qu’elle se trouve, c’est bien triste. Pour elle, pour tout le monde. Qu’on l’oublie de partout. Mais j’ai un doute tout de même. Ascendance de l’Aube ne dirait pas ceci si c’était bien le cas. “Ça va faire plus de vingt-cinq lunes, Ascendance de l’Aube. Étoile Mortelle ne peut continuer de ressasser ainsi le passé en toi. Tu ne peux pas vivre que pour elle, tu comprends ? Ses erreurs n’ont pas à te retomber dessus, et je me suis toujours battu pour que ce ne soit pas le cas, ici, au sein du Clan de l’Ombre. Les erreurs des parents n’ont pas à ricocher sur celles de leur progéniture. Je ne t’ai jamais considérée comme étant le simple messager de ta mère, Ascendance de l’Aube. Tu vaux tellement plus que cela.”

C’est tellement centré sur ma personne de me dire que tout est de ma faute. De se prendre pour ce sur-chat que je ne suis pas. Il existe cet instant où j’ai l’impression de tout contrôler, de tout savoir du Clan - ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’une façade, ce n’est pas le cas et ça n’a jamais été le cas et je me voile la face. Devenir chef ne m’a jamais rapproché de mes guerriers, au contraire, ça a imposé un fossé qui n’a fait que se creuser avec les lunes. J’ai l’impression que tout tombe en ruines et que je me suis réfugié dans ma tanière, dans ma grotte, loin de tout. Ma famille n’est pas celle qu’elle était et ne deviendra jamais ce que j’aurais voulu qu’elle devienne.

Je suis ce samaritain qui ne sait qu’ouvrir la gueule. Je ne les connais pas ; ni Étoile Mortelle, ni Ascendance de l’Aube, ni tous ceux que je prétends défendre et me battre pour. Mes paroles n’ont aucun impact, aucun poids. Mon regard se perd dans celui de la guerrière. Je me refuse à la punir. Je me refuse à la combattre. J’ai toujours cet espoir qu’elle n’est pas ce qu’elle prétend être, même si ses actes jusqu’ici prouvent le contraire. Toujours cet espoir qu’il y a une couche, qu’Ascendance de l’Aube est embaumée d’un voile qui n’est pas représentatif de ce qu’elle est vraiment. Que tout ce qui a pu être construit autour d’elle, par elle ou par sa mère, n’est pas le fond de la noble guerrière qui vient de kidnapper mon apprentie.

“Qu'est ce que t'en sais de ce que je vaux ?! Ce n'est pas toi qui à perdu sa mère. chaton à toujours besoin de sa mère ne serait-ce que pour évoluer et s'épanouir. Tu m'as arraché cela.

Impulsif, je suis impulsif et c’est dans ma nature. Je n’arrive pas à retenir une réponse “Moi aussi ! Je sais ce que…” je m’arrête. Ce n’est pas à propos de moi. Encore une fois, tout ne tourne pas autour de moi. Je n’ai pas besoin de continuer. Même si je n’ai pas grandi avec une mère, celle-ci n’a pas disparu à cause de mon propre clan. Je sais qu’un chaton a besoin de sa mère, a besoin de parents. Je sais, je le sais, je ne suis pas stupide. Je sais que ce que j’ai fait n’était pas bien. Séparer des chatons de leur mère n’est jamais bien. Mais elle était si nocive. Si nocive pour tout le monde, pour tout le clan. C’est pour cela que je l’avais bannie. J’ai fait la bonne chose. La meilleure chose. J’aurais pu essayer de la combattre, j’aurais pu essayé de la tuer ; mais ça n’aurait été que reproduire des erreurs qui avaient déjà été faites et n’avaient mené à rien.

Et puis je ne suis même pas sûr que j’aurais pu gagner.

“Étoile Mortelle était une meurtrière. Personne ne peut espérer grandir dans un environnement sain, dans un clan sain, quand à sa tête se tient encore l’assassin de son prédécesseur.”

J’hésite à faire la liste de tous ses actes malveillants et de toutes ses victimes potentielles. Ça ne sert à rien. Je ne vais pas réexpliquer pourquoi Étoile Mortelle était une mauvaise personne. Pas une si mauvaise chef que cela au début, par ailleurs. Mais sa santé mentale se dégradait et dégradait l’entièreté du Clan de l’Ombre.

“Je l’ai fait pour le bien collectif. Je l’ai fait pour la pérennité du clan. Ascendance de l’Aube, tu es une guerrière du Clan de l’Ombre avant d’être la fille d’Étoile Mortelle.”

J’ai cette pensée qui gratte le fond de ma tête. Cette idée que je n’ai jamais vu Étoile Mortelle après sa mort. Encore une fois, cette idée qu’elle n’a jamais atterri parmi les étoiles. Je prends alors une voix plus calme, plus posée. Le regard se détourne de la guerrière au pelage brune, juge le sol. J’ai un peu honte de ce que j’annonce. Je ne veux pas qu’elle le prenne comme une énième punition.

“Je n’ai… Je n’ai jamais eu de signe d’Étoile Mortelle depuis sa mort.” Énième pause pour rassembler mon courage. “Je crois qu’elle n’a jamais suivi le chemin qui mène au Clan des Étoiles.”

“Tu ne comprends pas, si j'existe c'est certainement pour elle, qu'elle puisse faire ce qu'elle n'a pas pu faire. Je suis un peu son messager. Mère n'est pas une meurtrière ! Je ne peux le croire ! Elle ne veut sûrement pas revoir celui qui l'a exilé. Moi, j'ai revu mère. Elle était là pour moi contrairement à vous tous. Elle m'a aidé à me perfectionner, elle m'a entraîné. Parce qu'elle m'aime, même en n'étant plus de ce monde.

Ça m’attriste. Ça me fait tellement de peine. Voir qu’un chaton – car même si Ascendance de l’Aube est un guerrière révolue, elle reste le chaton de quelqu’un, peu importe le nombre de lunes qui ont pu s’écouler. Mes yeux replongent dans les siens. Sa vie ne dépend que de celle de sa mère. Elle est conditionnée par le seul souhait d’Étoile Mortelle, pas par le sien. Elle ne l’appelle même pas maman. Comment ai-je pu tant passer à côté de cela ? À quel moment peut-on autant ne pas se rendre compte de la manière dont les choses vont quand elles arrivent à nos côtés ?

Et comment ça, “ce qu’elle n’a pas pu faire” ? Je suis confus. Qu’est-ce qu’elle voulait faire ? Qu’est-ce qu’elle n’a pas eu le temps de faire qui lui tenait tant à cœur pour qu’elle l’impose à son propre chaton ? Une tâche sur plusieurs générations ? Mais quelle est cette folie ? Je savais qu’Étoile Mortelle avait un grain, mais à ce point-là ? Et encore une fois, par quelle magie encore communiquaient-elles si l’ancienne chef n’avait jamais mis un pied au Clan des Étoiles ?

Ce n’est pas ce que j’appelle aimer. On n’éduque pas ses chatons pour en faire des armes meurtrières, des bêtes de combat. Ce n’est pas ça, la famille. Ce n’est pas ça, l’amour. Certes, je suis loin d’être un père exemplaire, encore plus loin qu’un chef de clan exemplaire, mais mon but dans la vie ne se conclut pas seulement à vouloir absolument me venger (et de quoi, d’ailleurs, si ce n’est que de moi ?).

Je fixe à nouveau Ascendance de l’Aube. Je sais que je peux y trouver une faille. Il faut juste que je trouve cette petite faiblesse particulière qui me laissera la récupérer. Elle ne peut pas être un de mes nouveaux échecs. “Quand on aime ses chatons, on ne les prive pas de devenir ce qu’ils veulent être. Tu n’es pas elle !” J’hausse la voix. J’ai du mal à rester calme. J’essaye de lui faire comprendre, mais je ne suis clairement pas un génie de la communication. J’ai toujours eu du mal avec les personnes qui ne partagent pas les mêmes valeurs que moi. J’essaye de comprendre, car c’est mon rôle en tant que chef, mais j’ai toujours autant de mal.

“Je n’ai pas besoin de voir Étoile Mortelle. Je n’ai pas besoin de parler avec elle, ce n’est pas elle le sujet. C’est toi, Ascendance de l’Aube, et toi seule. Penses à ceux que tu aimes, ici, au Clan de l’Ombre. Penses à ceux qui tiennent à toi. Il n’y a pas qu’Étoile Mortelle. Et tu ne peux pas vivre pour les morts éternellement.”

Je ne sais pas si sa mère nous entend, ni si elle nous regarde. Car elle doit bien être là, quelque part.

Plus le temps passe et plus je me sens désemparé. Je crois que je vais arriver à bout de mots bien plus vite que prévu – comme si j'avais ne serait-ce que prévu quelque chose, ce n'est absolument pas mon genre. Je crois aussi que je suis bien assez placée pour dire que les parents ne sont clairement pas un soutien indéfectible. Non pas que les miens étaient horribles (cette période commence réellement à remonter, je suppose), ils n'étaient pas exemplaires non plus. Mais surtout, moi, en tant que père, je sais bien que je suis si loin de ce que j'aurais aimé être. De l'image de parent que j'aurais aimé renvoyer. Les erreurs que j'ai pu faire et que je m'étais promis d'éviter, qui finissent par apparaître simplement avec une police différente. Je suppose que c'est juste le cycle de la vie que d'essayer de ne pas reproduire les traitements qui nous ont été infligés par nos parents.

Les liens du sang créent certes des traits similaires. Et puis c'est à nous de construire ce qui va autour. À nous d'agrémenter différemment tout le reste. Quiconque se refuse de faire ça n'a pas de réelle personnalité, au fond. Je sais qu'Ascendance de l'Aube n'est pas comme cela. Elle a bien son propre caractère, non ? Je l'ai vue, je la connais un minimum. Elle n'est pas comme sa mère. Ce n'est pas son portrait craché, comme elle se tue à le répéter. Ce n'est pas que son simple messager.

Et si. Il y a bien des gens qui tiennent à elle. Si ce n'est pas moi au premier plan, je ne la déteste pas. Pas encore. Peut-être que ça viendra plus tard, quand elle ne libérera pas Petite Azurite, mais ce n'est pas le cas maintenant. Ce n'est pas censé être le cas. Je n'ai aucune raison de ne pas tenir à elle, ne serait-ce qu'un peu. Elle reste une véritable guerrière, un élément indispensable au Clan. J'ai l'impression que j'ai soulevé quelque chose. On ne répète pas une phrase comme ça, dans le vide. Elle est concentrée sur autre chose. Elle réfléchit. À quoi ? À qui ? Si seulement je pouvais le savoir à ce moment-là.

Non. C'est littéralement de la manipulation. Elle n'a pas besoin de moi pour faire son propre chemin de pensée. Et puis ce n'est pas mon genre. Cependant je ne peux pas m'empêcher d'essayer de me rappeler avec qui j'ai pu la voir discuter – de façon positive, évidemment. Mais rien. Je crois que je ne prête plus assez attention aux choses de toute façon.

“J'ai l'impression que tu sais déjà de qui tu parles Je pense que tu continues de te voiler la face sans réelle raison. Je crois que tu essaies juste de me blâmer pour t'échapper de quelque chose. Je ne sais pas encore de quoi, mais je pense que tu es capable de me le dire.”

Et je fais un premier pas, calme, vers elle.

Peut-être que c'était la pire des idées que je pouvais avoir. Peut-être que je devrais la laisser là, ici. Arrêter d’essayer sans cesse de m’immiscer dans la vie des autres. Dans leurs choix. Peut-être que je devrais arrêter de forcer le destin et rester à ma place. Sauf que ma place, c’est celle d’un chef. Le rôle du chef. Et parmi les tâches qui m’incombent, demeurent toujours celles de devoir m’assurer que tous les membres du Clan vivent pour le mieux.

Et même sans être chef, j'ai déjà pu voir ce que ça faisait de laisser les autres à leur plein gré. J'ai vu ce que ça faisait avec Tyran des Ombres, avec Irréalité de l'Eucalyptus, avec Espérance Fatale. Ça les tue. Ma gorge se serre toute seule à cette pensée. Ça les brûle à petit feu, à l'intérieur. Doucement, silencieusement. Et je ne m'en aperçois que trop tard, je ne m'en aperçois qu'après, et ce qui n'était que des braises incandescentes se transforme en un feu de forêt. Comme celui que j'ai pu connaître, apprenti, il y a de très nombreuses lunes. Ce même feu-là, c’est celui qui les dévore et qui finit par irradier l'ensemble du Clan de l'Ombre.

Alors peut-être que j'ai ce besoin, au fond, de vouloir à tout prix sauver les autres. Et qu'ils n'ont pas besoin de moi. Qu'ils ont besoin d'autre chose, mais pas d'Étoile Fragmentée qui débarque dans leur vie en faisant mine de s'y intéresser. Et j'échoue, encore et encore. J'échoue à vouloir sauver Ascendance de l'Aube d'une mère qui est bannie et morte. Et même contre les morts, je perds. Je suis défait. Alors ce pas vers la guerrière au pelage sombre est hésitant. Il est tremblant, mais j'espère que ma carrure ne le laisse pas voir.

Et elle m'ordonne de ne pas avancer plus. Elle m'ordonne de m'arrêter. Un frisson parcourt mon corps. Est-ce que c'est cela que l'on ressent quand on se rend compte que l'on touche une corde sensible ? Que nos paroles, que nos actes ont un sens ? Un but ? Un effet ? Un vide se creuse dans ma poitrine. Je veux continuer d'avancer. Il y a quelque chose en moi qui m'en donne envie. Il y a quelque chose qui me pousse à lever une deuxième patte. Je résiste, je réfléchis. Je signe peut-être la fin. Pas la mienne, non, pas en tant que vie, mais en tant que rôle, en tant qu'image, en tant que chef. Je le sens, il y a quelque chose qui se joue ici, quelque chose de grand. J'essaye de voir Nuage d'Azurite, sans résultat. J'en ai besoin. Il faut que je la voie.

Mais elle n'a pas craché. Ascendance de l'Aube ne m'a pas craché dessus. Elle ne s'est pas jetée sur moi non plus. Alors je sens qu'il y a cette ligne invisible. Cette corde, quelque part, que j'effleure du bout des pattes. Et elle, elle recule. Elle ne veut pas se battre. Je le sais. Je l'ai compris. Je le fais. J'avance ma deuxième patte, doucement. Tout doucement. J'essaye de défroisser le visage que j'affiche depuis de trop longues minutes. J'essaye d'enlever cette échine hérissée qui couvre mon dos. Et je les sens. Toutes les odeurs. Je sens celle de la panique, je ne sais pas si c'est la mienne qui empeste tout autour ou celle d'Ascendance de l'Aube. Et je sens son parfum si doux. Celui de Nuage d'Azurite. Il est là, quelque part. Je le sais. Je ne peux me tromper.

"Ascendance de l'Aube, personne ne t'oblige. Personne ne te demande de faire ça. Tu n'as pas besoin d'écouter, tu n'as pas besoin d'obéir. C'est entre toi et moi, maintenant." Je suis à deux doigts de lui promettre que l'on peut faire comme si ce passage n'avait jamais existé. À deux doigts de lui promettre qu'on efface tout, qu'elle peut changer de nom, devenir ce qu'elle veut. Je veux voir si Nuage d'Azurite va bien. C'est tout ce qui m'importe. Et je commence à craquer. Je perds un peu de ce sang-froid que je maîtrise avec peine.

"Qu'est-ce qu'elle t'a dit, Étoile Mortelle ?" Je ne peux pas m'en empêcher. Il faut que je sache.

J’espère que ce n’est pas ma curiosité qui fera tout foirer. J’espère que ce n’est pas ma curiosité non plus qui me trahira. Parce que si le chef qui est en moi à besoin de sauver Ascendance de l’Aube de la falaise dans laquelle elle s’apprête à sauter, il n’avait nullement besoin de savoir ce qu’Étoile Mortelle avait bien pu dire à sa fille, morte ou vivante. Ce qui s’était dit entre les deux femelles, c’est purement Étoile Fragmentée qui avait besoin de le savoir. Et si c’est une histoire de famille ? Qu’importe. Qu’importe parce que de toute façon, ça n’était pas censé m’intéresser. Et malgré cela, je n’avais pas réussi à ne pas lui demander, tellement ça pouvait tourner et tourner et encore tourner dans mes pensées.

Et c’est à peine au moment où j’ai le temps de regretter ce que je lui ai demandé qu’elle me répond. Hésitante, toujours. Mais surtout, fermée. Fermée dans cette carapace qui lui va si bien, dans laquelle elle a pris l’habitude de grandir. “Mère m'a dit d'accomplir la justice. Elle a dit qu'elle avait été injustement banni. Et que c'était toi qui fallait faire tomber pour que tout redevienne normal et juste. Elle m'a entraîné chaque nuit pour devenir plus forte, plus forte que toi. Pour te battre, pour que tu tombes. Elle m'a dit qu'elle était du côté du bien, et que faire ça ferait gagner le bien. Mais que tous les autres du clan n'étaient pas des bons félins, qu'il ne fallait pas que je leur parle, même mon frère et ma soeur.”

Je reste bouche bé, médusé. Je ne sais même pas trop comment répondre, quoi répondre. Elle a tant parlé. Je ne suis même pas sûr qu’elle se soit déjà autant exprimée devant moi. Ça fait beaucoup d’un coup. Ça fait beaucoup, et en même, je suis si content. Elle me parle, enfin. Ce ne sont pas juste quelques mots menaçants, non, ce sont de véritables explications que j’aies enfin. Et même si j’avais pu m’en douter, espérer avoir raison, ça n’aurait jamais été aussi précieux que ce qu’Ascendance de l’Aube venait de me donner à l’instant.

Est-ce qu’elle commence à craquer ?

Moi qui ne voyais alors il y a quelques minutes que les fins les plus pires, voilà que mon ciel s’éclaircit, subitement. Elle est là, la faille. C’est maintenant ou jamais. “Ce n’est pas la justice.” Je commence hésitant, tâtonnant. Je sais que c’est un moment important – peut-être le plus important du reste de ma vie, d’ailleurs. Je ne peux pas me rater. “Me faire tomber c’est entraîner tout le clan dans le chaos. Ça ne servira à rien." Ce n'est pas la bonne solution. Le clan n'a pas à être une priorité pour Ascendance de l'Aube. C'était l'obsession de sa mère, mais ça n'a pas à être la sienne.

“La différence majeure entre toi et Étoile Mortelle, c’est que tu es vivante, ici, parmi nous. Parmi ceux qui ne veulent que le meilleur pour toi. Elle veut t’en éloigner; t’éloigner de ta vie, ici. T’éloigner de Bulle Éclatante, Brisure du Temps…” Je cherche, à tout prix, un nom. Je ne l’ai jamais vue proche de ses frères et soeurs, jamais proche de quiconque, d’ailleurs. Par manque d’attention, encore. Ça ne se reproduira pas. J’espère qu’elle pensera à quelqu’un, elle. “Ta justice à toi, elle se trouve dans le choix. Le choix de ne pas être enchaînée par les fantômes du passé, le choix de créer ton propre chemin. Tu as une force en toi, bien au-delà de celle qu’Étoile Mortelle t’a montrée. Mais cette force n’est pas faite pour détruire, elle est là pour construire, pour protéger. Je ne suis pas ton ennemi, je suis celui qui te rappelle que tu es bien plus qu’un simple instrument de vengeance.” Parce que je veux qu’elle vive enfin pour elle-même.

Et je pourrais lui parler du passé, des anciennes lunes, de tout ce qui est arrivé, dans les détails ; des crimes de sa mère, des morts, des assassinats, des trahisons mais... Ascendance de l'Aube doit déjà les connaître. Elle doit déjà savoir, tout ça. Elle doit trouver quelqu'un à protéger. Quelqu'un avec qui construire. Et je fais encore, à nouveau, un pas vers elle.

Et ce nouveau pas, c’est comme marcher sur des oeufs. J’essaye de me faire le plus léger, le plus discret possible, pour ne pas l’effrayer. Comme une proie, comme un chaton ; je veux lui faire comprendre qu’elle n’a rien à craindre de moi. Je ne lui ferai pas de mal, je ne suis pas celui qu’elle pense que je suis, je ne suis pas celui que sa mère lui a toujours décrit. Même si j’ai des défauts, comment un chat mort pourrait-il prétendre mieux me connaître que l’un de mes guerriers ?

Et mort depuis de sacrées lurettes en plus ! Ancienne mentor, ancienne chef, ancienne camarade... Je n’ai jamais détesté Étoile Mortelle, à vrai dire. On avait une relation cordiale, on avait une relation suffisante à assurer la pérennité du clan. Il aurait fallu que Chant de Vie ne me révèle pas ce qu’il s’était passé pour que je n’ai jamais le déclic, pour que la guerrière à la fourrure sombre reste chef toute sa vie. On est pas passé loin, à vrai dire.

Et ça remonte, ça remonte à tellement loin. Et Ascendance de l’Aube reste là, à tanguer, à ne rien dire ; en tout cas, à ne rien me dire. C’est un dialogue interne, entre elle et elle seule. Surtout pas avec sa mère. Sa mère qui, par je ne sais quel miracle, a cette faculté de la visiter. La visiterait-elle depuis le Clan des Étoiles sans que je ne l’ai jamais vue ? Impossible. Et puis, nos ancêtres de la Toison Argentée ne l’auraient jamais permis – ils font des erreurs mais pas au point d’admettre des traîtres, car je sais que je n’y ai jamais vu Étoile de Lave.

“Que dois-je faire... Qui suis-je…”

Est-ce que je dois l’aider, là ? Je crois que c’est le mieux à faire. Je n’ai rien à perdre. Excepté tout ce que je viens de construire au cours de notre discussion. C’est mon moment, alors ? Je ne me sens pas de lui imposer, je ne me sens pas de lui faire penser quoi que ce soit. C’est à elle de le décider, au final. Je peux appuyer de mon côté, pencher en ma faveur, en la faveur du clan. Est-ce qu’elle pense encore à quelqu’un en particulier ?

Je ne l’ai pas encore trouvé. Je n’ai pas encore touché sa corde sensible. Et cette corde, ce n’est ni son frère, ni sa soeur, ni toute la famille que je peux lui connaître, vu comment elle a réagi – ou non-réagi, plutôt, quand j’ai évoqué leur nom. C’est le Clan qui compte, alors ? C’est ça, sa corde sensible ? L’esprit du clan ? Je me lance, c’est pas comme si j’avais d’autres idées…

“Tu es Ascendance de l’Aube, guerrière du Clan de l’Ombre, clan où tu as grandi, clan pour lequel tu t’es battu, clan pour lequel tu te bats encore. Pas que pour moi, pour ton guérisseur Lueur Abyssale, pour ton lieutenant Coeur de Grizzli, pour les Reines, les Petits, les Anciens, les Apprentis… Pour tout le monde. C’est à toi de décider si tu penses que ça en vaille le coup…”

Si elle ne m’apprécie ni moi, ni Brisure du Temps ou Bulle Éclatante, elle doit bien avoir quelques atomes crochus avec un chat parmi tous les ombreux…

Qu’est-ce qu’il s’est passé de si grave pour qu’elle soit aussi distante de son noyau familial ? Quelle fracture a brisé son cœur ? J’inspire ; quelle vie a finalement vécu Ascendance de l’Aube pour n’éprouver aucune connexion particulière avec son frère ou sa sœur ? Est-ce que c’est seulement vivre, au final, vu comment elle doute aujourd’hui, à ne même plus savoir qui elle est ? Elle se pose ses questions si privées, si intimes, là, juste devant moi. Elle ne doit même plus être présente psychiquement. Son esprit a l’air si loin, tellement loin… Son regard est vide, et pour comprendre cela, je n’ai pas besoin de la connaître. Elle a le regard vide de ceux qui ont tout perdu et n’ont plus rien à sacrifier. Le regard de ceux qui sont seuls.

Alors Étoile Mortelle a beau exister dans son esprit, elle a beau vivre, quelque part, assez fortement pour continuer de l’influencer des lunes après sa mort, mais Ascendance de l’Aube est bel et bien seule. Très seule. Dans l’infini de sa propre solitude. Les dialogues qu’elle a sont seulement dans son esprit ; ils n’existent pas ailleurs. Ils n’existent pas, parce qu’il y existait une preuve de leur existence, Ascendance de l’Aube ne miserait pas tout, son existence, sa vie, pour ne chercher qu’à me faire du mal, qu’à me nuire.

Trouver cette corde sensible, c’est un miracle. Ça relève du fantastique – ça n’aurait pas dû arriver. Je suis incapable de me jeter des fleurs, c’est le hasard qui a tout fait. Et il a fait assez sagement pour me permettre de créer un nouveau lien avec la guerrière au pelage sombre. Un lien qui la maintient à la surface, qui la relie à la réalité, qui l’ancre à mes côtés, aux côtés du Clan. Ce lien, c’est celui du clan, celui de l’unité, celui de la famille qu’elle ne reconnaît pas mais parmi laquelle elle vit. Elle a su se défaire de beaucoup de choses, mais pas de ça. Et c’est bien ce lien qui va la sauver. Parce qu’actuellement, elle n’a pas bougé. Notre discussion s’étend et pourtant elle n’a toujours pas agi – et moi non plus.

“Coeur de... Grizzly…” Le nom sort de sa gorge comme un écho à mes propres paroles. Je me fige. C’est lui, donc, c’est bien lui. Coeur de Grizzli, mon lieutenant. J’essaye de me remémorer les fois où j’ai pu les voir ensemble, se promener, chasser, discuter… Je n’en ai aucun souvenir – je n’y ai jamais porté assez attention. Mais c’est lui. Ça me fait comme un choc : ils sont tellement opposés, tellement différents. C’est difficile à imaginer qu’Ascendance de l’Aube ne puisse seulement s’intéresser à quelqu’un d’autre que sa mère.

“Tu le ferais pour Coeur de Grizzly ?” Je demande, doucement, paternellement alors que je ne partage rien avec la guerrière. Je ressens subitement une immense tristesse, une immense peine pour Ascendance de l’Aube à qui on a non seulement volé l’enfance, mais surtout les sentiments. Et c’est alors que je la fixe que je m’avance à nouveau. Plus que quelques pas nous séparent, maintenant, et je prie le Clan des Étoiles pour qu’elle ne recule pas. Je fixe ses yeux et je crois alors les voir s’humidifier. Est-ce des larmes que je vois perler au coin de ses iris ?