Sous la grâce des flocons naît l'imagination, ft Nuage d'Ecailles

Pelage de Lune se réveilla d'excellente humeur ce matin-là. Patte de Pluie était devenue Nuage, et dormait désormais dans la tanière des guérisseurs. Même si sa fille était mal, très mal, à la limite du désespoir à l'idée de ne jamais être guerrière, il ne pouvait s'empêcher de sourire bêtement parce que Epine était de retour, à ses côtés. Sa litière avait été vide pendant toute son absence, et cette nuit-là, leurs deux corps avaient dormi l'un à côté de l'autre, comme quand ils n'étaient pas parents, jeunes amoureux irresponsables. Ce temps-là était révolu, mais leur hymen avait survécu à tout ce temps, et était peut-être moins passionnel, mais plus certain. Les épreuves, ils les avaient dépassées sans problème, avec une ténacité qu'il ne se connaissait pas, et si seul, il n'était rien, avec sa compagne, il était tout.

   Il lui lécha doucement la joue, l'entendit ronronner puis s'étira, se fit une rapide toilette et sortit dehors. La neige était épaisse ce matin, mais il n'avait pas dû en tomber cette nuit. Elle subsistait, immaculée et royale. Un léger soleil tentait de dépasser les nuages, mais ce n'était pas lui qui briserait tout ce froid. Le guerrier salua quelques félins avec lesquels il discuta un instant, puis se rendit vers la tanière des apprentis. Son fils déboula à fond, Nuage du Ruisseau, en criant de joie à la vue de la neige qui ne fondait pas. Son père lui ordonna gentiment de ne pas faire autant de bruit, puisque d'autres dormaient encore, et lui conseilla d'aller voir sa sœur. Ce qu'il fit avec une joie sans limite qui l'amusait franchement. Bon, il se reprit et s'enfonça dans la tanière pleine d'anciens chatons. Quelques ronflements et soupirs parvinrent à ses oreilles, avant qu'il n'ait le temps de trouver Nuage d’Ecailles.

Ce jeune matou ? Son apprenti ! C’était pour lui une grande fierté que d’apprendre à un chat ce qu’il avait jadis appris avec Ruisseau Silencieux, son défunt mentor. Il comptait être le meilleur pour ce mâle, qu’il ne connaissait pas mais avec qui il passerait ses journées pendant six lunes. Une pointe d’appréhension le fit frissonner, de peur qu’il ne soit pas apte à être à la hauteur. Mais bon, il était guerrier depuis si longtemps, qu’il maîtrisait à peu près le combat, et la pêche plus encore. Mais s’il n’était pas capable de lui expliquer clairement ? S’il l’ennuyait ? S’il faisait une erreur comme il avait fait avec Nuage Marin, quand il l’avait récupérée au milieu de son apprentissage ?

Inspire, Lune, tout va bien se passer. Il secoua la tête, et alla secouer l’épaule du jeunot avec sa patte, avant de lui chuchoter :
« Bonjour, Nuage d’Ecailles ! C’est Pelage de Lune, ton mentor. Je te laisse te réveiller tranquillement et je t’attends dehors. Dépêche-toi quand même ! AH ! Et prends un morceau de poisson, il te faut des forces ! »

Il lui sourit dans le noir, et repartit au grand jour, n’osant pas trop s’asseoir dans la neige, alors restant debout près de roseaux, comme un piquet, en face de la tanière des apprentis, fermant les yeux pour profiter de la très légère chaleur du soleil.

Quelques moments plus tard, le matou vit le petit chat, qui était très grand pour son âge, se diriger vers lui, et ses pupilles se dilatèrent joyeusement. Il avait l’air très sympa, et ils allaient sûrement passer de bons moments ensemble. Il attendit qu’il soit à sa hauteur et donna un petit coup de tête vers la sortie, pour l’inciter à le suivre. Une fois passée l’enceinte du campement, il reprit la parole, d’une voix enthousiaste, le sourire aux lèvres :
« Alors, aujourd’hui, on va aller à la rivière, parce qu’il faut bien que tu voies de quel élément le Clan porte le nom ! J’espère que tu ne vas pas être déçu. Je ne pense pas te faire nager, car l’eau est très froide, mais on pourra tremper les pattes si tu veux. Et puis on fera un tour jusqu’à la frontière avec le Tonnerre. J’espère que le programme te plaît ! », il attendit un moment, se demandant s’il avait tout dit, et si cet objectif de journée était parfait ou non. Oh, que de doutes le hantaient ! « Alors, je te préviens qu’avec la neige, ça va être un peu compliqué, il va falloir lever les pattes. On va y aller doucement, je te laisse trouver ton rythme. Alors, content d’être apprenti ? Ca va changer de la pouponnière, haha ! »

 Le jeune chat semblait un peu perturbé, inquiet même. Le reflet de Pelage de Lune durant toute sa vie. Une éponge à émotions, il avait et encore aujourd'hui absorbait toutes les ondes négatives qui se baladaient dans le coin. Un aimant de tristesse, mais surtout de peur. Alors il ne lui en voulait pas, pas du tout même, et préférait presque un chat un peu stressé qu'à un chat trop serein et à l'aise. Cela instaurait une certaine rigueur et une hiérarchie qui lui avait manqué avec Encre Marine. Il s'était fait marché sur les pattes et l'entraînement s'était mal passé pendant une ou deux lunes.

  Il lui jeta un regard bienveillant, tout en observant les alentours. Le temps était franchement agréable, et le paysage magique. Les roseaux s'étaient vêtus d'un blanc manteau et quelques flocons voletaient encore, dans l'attente de se poser éternellement et de se mêler à la neige avant de fondre quand le soleil reviendra. Il imaginait bien que Nuage d'Ecailles n'était pas insensible à ce charme, et était heureux que, pour cette première fois, il voit ses terres comme ça. Aussi belles, aussi douces et mystérieuses.
« Je suis très content, Pelage de Lune! »

  Sa voix résonna pour la première fois de la journée, résonnant presque dans ce silence d'or. Aujourd'hui, le gris voulait simplement enivrer le jeunot, lui montrer à quel point il avait de la chance de vivre dans ce Clan. Il paraissait heureux lui aussi et ce bonheur se propageait lui aussi. Un oiseau piailla timidement, comme pour contrer le froid, et le grand mâle continua sur sa lancée :
« Je t’avoue que... ça reste impressionnant, bien sûr. Mais la perspective de pouvoir servir mon Clan me donne la force de surmonter cette peur! »

   Pelage de Lune ronronna à son tour, sentant que les six lunes qu'ils passeraient ensemble passeraient sûrement très vite s'ils restaient sur la même base d'entente. Une petite timidité masquée par du bavardage pour éviter le silence.
« Je ne te décevrai pas, je te le promets. »

Le guerrier lui lança un oeil étonné, et hocha la tête vigoureusement, se voulant rassurant. Il se voyait tellement, comme dans un miroir, dans Nuage d’Ecailles, qu’il était un peu ému même de l’avoir en apprenti. Essayer de ne pas lui faire faire les mêmes erreurs, subir les mêmes peurs et perdre sa confiance en soi. Il promit lui aussi, mais silencieusement, exactement la même chose. Ne pas le décevoir, rester avec lui dans toutes circonstances. Un pacte qui ne serait jamais prononcé à haute voix, mais qui les lierait, et cela dès maintenant.

Il ralentit un peu, laissant son apprenti avancer seul devant. Il compatissait vraiment avec lui, qui allait petit à petit transformer son corps pendant l’hiver.
« Ah oui, je comprends ! C’est marrant comme on voit le monde différemment alors qu’au fond, on change juste de rang ! »

Et au fond, s’il rigolait, ces mots prenaient un sens profond en lui. C’était vrai, après tout, que tout le monde passait par ce stade, que certains se contrefichaient de la signification du changement de tanière. Un simple lieu où dormir, des étapes de vie à passer. Et pour lui, chat stressé par nature, ça avait été un réel obstacle à franchir, avec les complications, les manques et toutes les émotions qui l’avaient ravagé mais aussi aidé à avancer.

Pelage de Lune frissonna, et se reconcentra sur Nuage d’Ecailles.
« Essaie de lever plus haut les pattes pour ne pas avoir à perdre des forces en essayant de dégager la neige. L’effort te paraîtra sûrement plus intense, mais tu es grand, alors profite de ta taille. D’ailleurs, penses-tu que ta grandeur n’est qu’une qualité ? »