J'déserte mon monde pour le tien [ft. Artémis]

J’ai peur, j’ai toujours peur. Je ne cesse d’avoir peur. Je ne sais pas si elle le sent, Artémis. Cette femelle qui a accepté sans préjudice, sans même me connaître, de me laisser l’accompagner. Père ne m’aurait jamais permis. Il n’aurait jamais permis quiconque me suivre, et il ne m’aurait jamais laissée suivre quelqu’un, comme ça. Une parfaite inconnue. Une parfaite inconnue, entre les pattes de laquelle j’ai placé ma vie. Ma vie, carrément. Rien que ça. Et elle a accepté. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Je lance un regard en arrière, en suivant Artémis, en disant que je peux toujours faire demi-tour. Que je serai peut-être même assez à l’heure pour que Père ne soit pas encore réveillé, pour qu’il ne s’en rende même pas compte. Mais je crois bien que je suis trop optimiste. Je vois bien le soleil qui commence à flancher, à l’horizon, et même si je n’ai pas compté, je sais que nous avons quitté notre grotte il y a un petit moment déjà. Pourtant, le paysage n’a pas changé. On pourrait croire que l’on marche en rond. Je le ferais sûrement, sans l’inconnue qui me guide. Je marcherais en rond, indéfiniment, et finirais par mourir de faim. C’est tout.

Alors je regarde à nouveau droit devant moi et observe la démarche assurée d’Artémis, ses muscles saillants sous sa peau, ses pattes qui se posent de façon confiante sur le sol. Elle m’impressionne. J’aimerais bien être à sa place, ou au moins avoir autant confiance en moi. Elle est une femelle, et elle voyage seule, sans peur. Depuis combien de temps ? Et puis, d’où vient-elle, d’ailleurs ? Je ne sais pas. Est-ce qu’elle connaîtrait les clans ? Est-ce qu’elle pourait m’y guider ? Mais j’ai peur de lui faire peur, de l’embrouiller si je lui dis que je viens du Clan de la Rivière. Que Petite Étincelle y est, et que je veux le retrouver. Que je veux retrouver mon frère et ma mère. Mais j’ai trop peur qu’elle me juge si je lui dis. Pourquoi ? Je ne sais pas.

Alors nous continuons de marcher en silence, mais l’envie de lui parler me démange. Nous sommes seules. Seules sur des kilomètres à la ronde. Alors, puisant dans tout mon courage possible, je finis par lui demander, la voix hésitante : “On va marcher encore longtemps ? Enfin, tu comptes aller où ?”

Est-ce qu’elle va me demander de la boucler ? Est-ce qu’elle ne va me laisser que son silence ? Est-ce qu’elle va faire comme si elle ne m’avait pas entendue ? A-t-elle seulement envie de me parler ? J’en sais rien. Je ne sais fichtrement rien d’elle, et c’est ça le plus étrange. Je suis une parfaite inconnue pour elle et je suis une parfaite inconnue. Je n’ai pas envie qu’elle puisse penser que je vais me plaindre de marcher. Je veux dire, ça m’arrive de me plaindre, mais là, je ne veux pas. Je ne veux pas qu’elle change d’avis quant à l’idée que je puisse l’accompagner, et qu’elle m’abandonne, là, dans ces landes désertes. Mais cette peur est toujours moins violente que celle que Père puisse me retrouver. Qu’il ne se rende compte trop rapidement que je suis partie et qu’il se mette à ma poursuite. Qu’il me retrouve. Qu’il nous retrouve. Car je sais qu’il voudra la tuer, elle, avant de vouloir me tuer moi. Quoique, je ne suis même plus sûre qu’il soit en état de se battre. Père aujourd’hui n’est plus le Père que j’ai connu lorsque nous avons quitté le Clan de la Rivière. Il n’est plus que l’ombre de lui-même depuis bien longtemps.

“Toi, tu as une envie particulière ? Je comptais aller vers les terres des Clans, je sais pas si tu connais.” Artémis coupe net mes pensées. Donc, finalement, elle m’a répondu. Je relève légèrement la tête, les oreilles dressées comme si la voir plus clairement m’aiderait à l’entendre mieux. Une envie particulière ? J’hésite à lui répondre franchement et seulement franchement. Non, mieux vaut ne pas commencer avec mes histoires. Mais je suis incapable de mentir, d’un autre côté. Surtout pas à elle. Ma réponse me démange mes lèvres. Mais à quoi bon ? Vu que, de toute façon, nous nous dirigeons vers les Clans. Les Clans, oui, elle a bien dit les Clans. Mais sont-ils les clans que moi je connais ? Si ça se trouve, ce n’est qu’un homonyme. Je veux dire, il peut y en avoir plusieurs, des Clans, et nous ne parlons peut-être pas de la même chose. Mais j’en doute. J’en doute très fortement. Et il n’est plus possible de me retenir.

“Tu connais les Clans ?” C’est simple, mais efficace. Mais malheureusement pour Artémis, mes questions ne s’arrêtent pas là. “Enfin, je veux dire, tu connais des chats des Clans ? Et du Clan de la Rivière ?” Je finis par me retenir de toutes les poser. Artémis n’a très probablement pas envie de répondre à toutes.