Crépuscule dans la nuit

Blizzard Éternel dort. La nouvelle lune apporte une pénombre particulièrement profonde à la nuit, mais le ciel dégagé permet à une multitude d’étoile de faire pleuvoir une douce lueur dans le camp. La grotte du guérisseur est cependant profonde, et même pour des yeux de chat, seules les contours indistincts de deux silhouettes se distinguent, leurs flancs soulevés par la respiration profonde du sommeil.


Un quart de lune plus tôt, on avait traîné un chat blessé et inconscient jusqu’à son antre. Sur le moment, les plaies que le guérisseur avait vues étaient tellement terribles qu’il n’avait pas cherché à écouter le contexte. Il avait réquisitionné l’aide des deux guerriers qui avaient ramené le corps jusqu’au camp, ordonnant à l’un de lutter contre les hémorragies à grands coups de toile d’araignée, tandis que l’autre l’aidait à préparer les cataplasmes. L’opération lui avait pris beaucoup d’effort et de remèdes, mais quand le soleil se coucha, il put annoncer que le félin n’était plus au seuil de la mort. Cependant, il était encore bien loin de pouvoir qualifier son état de stabilisé, et encore moins sûr de le voir ouvrir les yeux un jour.

Malgré tout, le mâle moucheté n’était pas du genre à abandonner facilement, donc il s’acharna. Changeant les toiles d’araignée régulièrement, notamment pour étaler de nouvelles couches de cataplasmes contre les infections et aider à la cicatrisation. S’assurant qu’il avait toujours une boule de mousse imbibée d’eau fraîche s’il se réveillait. Ajustant ses cataplasmes au moindre changement d’état de la plaie. Et surtout, tentant vainement de réparer sa patte. Son travail était passé d’un sprint à une course d’endurance, et il pouvait à présent écouter ce qu’il s’était passé.

Tout avait commencé par une patrouille de l’aube normale. Rive Désertique, Nuage Rouge et Mélopée de l’Aurore, dirigés par Soleil Noir. Le trajet habituel, ils avaient suivi la frontière avec le Clan de la Rivière des Rochers du Soleil jusqu’aux Quatre Chênes, avant de longer le Chemin du Tonnerre pour guetter une incursion du Clan de l’Ombre. Cependant, malgré l’état du blessé, il ne s’agissait pas d’une blessure infligée par un monstre, non. C’était un prédateur contre lequel Soleil Noir avait mis en garde tout le Clan, contre lequel il avait interdit les sorties en solitaire jusqu’à nouvel ordre. C’était un chien. La patrouille était tombée sur un molosse domestique, mais sans Bipède à proximité. Les guerriers avaient entrepris de fuir, mais l’apprenti était resté figé sous le coup de la terreur. Soleil Noir avait alors fait demi-tour pour l’attraper, mais la bête était déjà passé à l’attaque, et il n’avait pu que l’écarter de sa trajectoire, prenant sa place sous les crocs de la créature. À partir de là, les deux guerriers avaient été tellement choqués que leurs explications restèrent vagues, sans doute pour le mieux. De toutes manières, les blessures du lieutenant parlaient d’elle-même. De profondes griffures parcouraient son corps, l’une d’entre elles déformant même l’extrémité de ses babines. Un hématome sérieux à l’arrière du crâne indiquait qu’il avait dû être brutalement projeté quelque part. Et tout ça, c’était sans même parler de sa patte arrière droite. C’était sans doute celle qui avaient été prises dans les crocs du molosse, vu son état : elle n’était pas seulement parcourue de plaies et d’hématomes, l’os lui-même était pour ainsi dire en miette. C’était cette patte qui avait convaincu l’érudit, dès qu’il l’avait vu, que le guerrier ne pourrait plus jamais marcher ou courir comme un avant. Et pourtant il s’acharnait, il faisait tout son possible pour qu’un jour, le guerrier puisse se réveiller, et vivre sans être dans une douleur permanente.


Blizzard Éternel dort. Son sommeil est agité d’inquiétudes, de préoccupations, peut-être de regrets ou de remords. Soleil Noir gémit un peu dans son sommeil. Aussitôt, le guérisseur se réveille et se tourne vers son patient. S’approchant à pas de velours, il vérifie que ce dernier n’a pas de problème, qu’aucune plaie ne s’est rouverte. Rien, ce n’était sans doute qu’un cauchemar. Le jeune mâle retourne dans sa litière, caressant l’espoir de retrouver le sommeil avant l’aube.


Au lendemain de son accident, le mâle granit n’avait pas montré signe de réveil. Ses plaies toujours surveillées de près par un guérisseur qui fatiguait, ses seuls signes de vies étaient un cœur battant doucement et une respiration terriblement légère. Le troisième jour, l’espoir traversa le moucheté quand il entendit son patient émettre une plainte dans son sommeil. Même s’il était encore couvert de bandage, ses cataplasmes avaient fait effet, et à part par quelques plaies récalcitrantes, il ne saignait plus. Par ailleurs, son odorat ne relevait aucun signe d’infection. Le vétéran était stabilisé, et sa conscience avait retrouvé son corps, à défaut de rétablir le contact avec l’extérieur. Le guerrier n’était plus voué à rejoindre le Clan des Etoiles dans les prochains jours. Cependant, à partir de là, plus de progrès. Les jours passaient, les plaies les plus légères cicatrisaient, les plus lourdes cessaient de saigner, les hématomes disparaissaient, et Soleil Noir ne reprenait pas conscience, il était stable, pour le meilleur comme pour le pire.

Le Clan était de plus en plus préoccupé, nombreux étaient les guerriers à venir demander des nouvelles du lieutenant, même Étoile Spatiale était passé. Le guérisseur épuisé n’avait pas d’énergie à perdre à préserver sa solitude, donc il les laissait faire, répondant laconiquement aux questions. Il gardait son pessimiste pour lui, mais ne voulait pas donner de faux espoirs. Certains commençaient à penser à la relève, parlant de nommer un nouveau lieutenant. D’autre rappelaient que Soleil Noir n’était pas mort, simplement convalescent. Le meneur n’avait pas encore pris de décision, reprenant à sa charge les devoirs qu’il avait laissé au lieutenant. Le guérisseur lui, préférait ne pas donner son avis, tout absorbé à sa tâche, il ne suivait pas vraiment ce qu’il se passait dans le camp. Il ne laissait son patient qu’une fois par jour pour faire sa ronde, vérifiant par principe que les autres chats allaient bien, ne perdant pas de temps à faire des remèdes ou cataplasmes très complexes à ceux qui avaient un problème.


Blizzard Éternel soupire, son regard perdu dans la pénombre étoilée du camp. Le sommeil lui échappe encore, ce n’est pas la peine d’insister. Il se relève dans un mouvement qui manque de souplesse, courbaturé par la fatigue et par sa posture voûtée des derniers jours. En quelques pas, il rejoint l’entrée de sa tanière, et lève les yeux vers la voûte étoilée. Il est d’un naturel assez pragmatique, et a toujours considéré les aspects botaniques et mystiques du rôle de guérisseurs comme deux parties très distinctes. Il accepte que le Clan des Étoiles puisse parfois venir à lui pour le prévenir d’un danger ou lui prodiguer des conseils, mais il préfère ne pas compter dessus. Et une fois face à un patient, il se considère seul. Cependant, pour une fois, peut-être dans un moment de faiblesse, il adresse une prière silencieuse à ses ancêtres.

Il ne sait pas vraiment laquelle. Peut-être que le lieutenant se réveille. Peut-être qu’ils l’acceptent pour de bon parmi eux. N’importe quoi qui puisse le sortir d’une telle situation bâtarde. Ce n’est pas la première fois qu’il a un patient à long terme. Même s’il n’était alors qu’un apprenti, il se souvient de l’accident de Patte Folle, alors Nuage de Corbeau. Mais même s’il était resté longtemps en convalescence dans la tanière des guérisseurs, jusqu’après le départ de Plume de Jais, le matou avait l’impression qu’il s’était réveillé plus vite. Ou alors peut-être avaient-ils eu plus d’espoir face à la jeunesse de l’apprenti.

Le jeune chat moucheté laisse les pensées aller et venir dans son esprit, comme dormant assis, les yeux posés sur le camp. Puis son oreille s’agite. Quelque chose d’inhabituel, mais quoi ? Il se retourne et scrute le convalescent. Sa respiration. Elle est moins régulière. Il se lève et s’approche de Soleil Noir, s’asseyant devant lui les yeux plissé, cherchant d’autres signes d’éveil. Il voit les muscles de sa mâchoire se tendre. Il sert les dents, sans doute pour lutter contre la douleur. De sa voix douce que ses camarades entendent rarement, Blizzard Éternel souffle :

- Soleil Noir, est-ce que tu m’entends ?

Le blessé gémit un peu et cille finalement, révélant des yeux vairons voilés de douleur. Il ouvre la gueule, peut-être pour dire quelque chose, mais aucun son ne s’en échappe. Comprenant ce qu’il veut, le cadet approche d’un mouvement de patte la boule de mousse imbibée d’eau fraîche jusqu’à la gueule du vétéran, qui commence doucement à la laper. Le guérisseur reste immobile, le surveillant patiemment, l’observant déglutir douloureusement, puis lâcher une expiration sifflante. Après une série d’inspirations difficile, le chat gris miaule difficilement, à peine audible :

- J’ai mal partout.

Cillant doucement, le moucheté lui murmure :

- Je n’étais pas sûr que tu allais rouvrir les yeux un jour.

- Tu peux faire quelque chose ? » demande lentement le vétéran, presque épuisé par cette simple prise de parole.

- Je pourrais te donner des graines de pavot, » confirme l’autre. « Mais pas avant que tu ais mangé quelque chose.

Soleil Noir ne dit rien et ferme les yeux. Le guérisseur se lève alors et va chercher une souris sur le tas de gibier. De retour à sa tanière, il la dépèce et entreprend de la prémâcher, préparant une bouillie plus facile à ingurgiter pour son patient. Il écrase une graine de pavot qu’il mélange avec la viande, et tend la préparation au convalescent, qui entrouvre de nouveau les yeux face à l’odeur. Il parvient à en saisir un peu de sa gueule, mâchant lentement et avalant péniblement. Il fait de même avec une deuxième bouchée, puis une petite troisième, avant de relâcher de nouveau tous ses muscles, retombant dans son sommeil réparateur. Le jeune matou le regarde encore un instant, puis retourne dans sa litière, laissant le reste de la souris devant l’autre mâle.


Le lieutenant se réveilla de nouveau plusieurs fois, toujours aussi brièvement, et à chaque fois, le guérisseur parvenait à lui faire avaler un peu de viande mélangée à du pavot. Les faibles quantités de remède qu’il ingurgitaient ainsi suffisaient à apaiser son sommeil, sans pour autant le plonger dans une apathie psychique mauvaise pour son rétablissement. Deux jours plus tard, quand il eut réussi à manger un mulot sans qu’il ne soit prémâché, il refusa la graine de pavot que Blizzard Éternel lui tendait ensuite.

L’aurore colorait le ciel, et Soleil Noir parvenait à tourner la tête vers l’extérieur. L’activité n’avait pas encore vraiment commencé au sein du camp, la patrouille de l’aube était en train de se former, mais presque tout le monde dormait encore. Malgré la pénibilité de son état, ses yeux luisaient d’une détermination un peu triste quand il les releva, et d’une voix encore faible, il miaula :

- Blizzard Éternel, j’ai besoin de connaître mon état. Soit honnête.

Le mâle moucheté lui rendit son regard, puis tourna les yeux vers le camp, survolant au passage le corps couvert de cataplasmes et de toiles d’araignées de son patient. Il avait rattrapé un peu de repos depuis le premier réveil du vétéran, mais pas assez. Et comme à son habitude, il répondit sans beaucoup de tact :

- La plupart de tes blessures sont en bonne voie de rétablissement, et laisseront au pire quelques cicatrices. La plus gênante sera sans doute celle de ta joue, mais je doute que ce soit ce qui te préoccupe. » Il fit tomber ses yeux vers pâle sur la patte maintenue vaguement droite par des joncs, des feuilles de chêne et des toiles d’araignée. « Pour ta patte cependant, c’est sans espoir : ton os a été broyés par le molosse, et je ne suis pas faiseur de miracle. Compte tenu de son état à ton arrivée, j’ai fait tout mon possible pour que les fragments d’os ne soient pas naturellement poussés dans tes muscles. Les blessures étaient tellement profondes que certains fragments étaient à l’air libre, j’ai retiré ceux-là. Pour le reste, je ne pouvais rien faire de plus, à part soigner les plaies pour éviter les infections. » Reportant son regard dans les yeux vairons qui le fixaient, il poursuivit : « Puisque la douleur ne te force pas à l’inconscience, je vois deux possibilités : soit je ne m’en suis pas trop mal sorti, soit tes blessures étaient telles qu’elles ont fortement amoindries tes sensations dans la patte. Peut-être un peu des deux. Dans tous les cas, il va sans dire que tu ne pourras plus jamais prendre appui dessus.

Il vit le vétéran relâcher ses muscles et laisser son regard vide survoler le mur de remèdes. Après un instant de réflexion, le chat granit lâcha :

- J’imagine que je vais rejoindre les anciens, comme Patte Folle. Étoile Spatiale doit se trouver un autre lieutenant.

- Ce choix vous appartient, à toi et au chef. Après tout, on a bien eu un lieutenant aveugle.

Soleil Noir ne lui répondit d’abord que part un regard exaspéré, avant de miauler plus durement :

- En tous cas mon choix est fait. Un infirme incapable de chasser et de se battre sans s’effondrer de douleur ne peut pas être un exemple pour ses guerriers, le Clan du Tonnerre a besoin de sang neuf à sa tête.

Blizzard Éternel n’insista pas. De même qu’il avait été d’accord avec la démission de Ciel Déchiré, il était d’accord que le Clan avait besoin d’un lieutenant en parfaite santé. À plus forte raison qu’avec un chef à une seule vie, ce lieutenant pouvait vite grimper les échelons. Il resta donc silencieux, et se contenta d’acquiescer quand le lieutenant lui demanda d’une voix morne d’aller chercher Étoile Spatiale.