Calme sous un ciel éclatant | ft. Nuage de Marron

Blizzard Éternel bailla longuement, les yeux à peine entrouverts, et revint tout entier à son activité : faire la sieste en plein soleil, allongé devant son antre. La saison chaude battait son plein, mais elle était plus clémente qu’elle n’aurait pu l’être. Plume de Jais l’avais mis en garde contre les sécheresses qui pouvaient survenir lors de cette saison a priori plus agréable, mais même si le niveau de la rivière avait un peu baissé, la forêt maintenait assez d’humidité pour entretenir les petits courts d’eau dont s’abreuvaient les reines et les anciens.

Le Clan profitait donc sereinement de cette saison, tout en prenant garde aux chiens et aux Bipèdes qui profitaient aussi du bois. L’après-midi s’écoulait tranquillement, les réserves de viande et de remèdes était déjà pleines, pas de blessure ou de maladie à traiter dans le camp, donc il avait laissé Nuage de Corneille prendre une après-midi de repos à passer avec ses parents ou les autres novices. Si certains guerriers étaient partis faire bronzette aux Rochers du Soleil, patrouiller, chasser un peu ou entraîner leur apprenti, beaucoup de chats traînaient encore au camp, profitant des rayons de soleil dans la sécurité de la barrière de ronce.

Le guérisseur aurait aimé que tous les jours ressemblent à celui-ci. Réchauffé par le soleil, mais pas écrasé par la chaleur de son épais pelage, sans être en train de se préoccuper d’Étoile Spatiale, du Clan, de guerriers idiots ou inconscients, de chatons malades ou d’anciens aux articulations douloureuses. Juste le calme, les discussions posées entre camarades, les souffles paisibles des chats endormis, les allées et venue tranquilles dans le tunnel de ronce. Ce ne serait peut-être pas aussi calme le soir, un félin enthousiaste était tout à fait capable de se tordre une patte sur une racine ou de se griffer contre un rocher, et il était de son devoir de guetter les bobos a priori bénins qui risquaient de dégénérer, pendant que ces fiers guerriers affrontaient bravement la douleur sans aller le voir. Par ailleurs, le terrible accident de Soleil Noir, un peu plus d’une lune plus tôt, commençait sans doute à s’effacer des esprits, et la prudence des membres du Clan vis-à-vis des chiens risquaient de se relâcher.

C’est pour cela que malgré son apparence a priori endormie, il restait éveillé, les oreilles dressées pour guetter une démarche irrégulière, un appel à l’aide ou une cavalcade affolée. C’est pour cela que quand il entendit un pas léger s’approcher de lui, il se mis tranquillement en position assise, cillant pour adapter son regard à la luminosité de ce milieu de journée, avant de le poser sur un jeune chat brun au pelage touffu.

C’était Nuage de Marron, l’un des membres de ce qu’il appelait « la fournée d’apprentis », avec la bruyante fratrie que composaient Nuage de Tempête, Nuage de Plume et Nuage de Miel. Le jeune matou était nettement plus calme et discret que ses camarades de tanière, donc il ne le connaissait pas aussi bien que, notamment, Nuage de Plume qui l’avait noyé de questions sur les plantes, ou Nuage de Tempête dont l’ambition risible devenait vite agaçante quand on manquait de patience. Il posa sur lui un regard curieux, après l’avoir rapidement observé en quête d’un signe de blessure ou de maladie. Mais il ne portait pas de trace de sang, sa démarche était régulière, et il n’avait pas l’aide plus fatigué que d’habitude. Plongeant son regard vert dans celui de son cadet, il demanda d’une voix tranquille :

- Nuage de Marron ? Que puis-je pour toi, tu as mal quelque part ?

Lorsque le guérisseur posa sa question, le jeune apprenti ne semblait pas porter son attention sur lui, fixant quelque chose dans les broussailles. Ce fut quand il songea à se retourner pour voir ce qui l’obsédait tant que le cadet pris la parole d’une voix délicate et d’un langage surprenamment soutenu pour son âge, prenant l’érudit un peu au dépourvu. Sa confusion s’agrandit au fil de ses paroles, qui étaient évidemment bien loin de ce qu’il avait pu s’imaginer. Il avait l’air de vouloir lui parler pour… parler ? Sans réelle raison derrière ? Juste faire connaissance ? Il était vrai que même chaton, le petit n’avait jamais été malade, donc il n’avait jamais eu besoin d’investir davantage qu’un coup d’œil dans sa direction quand il passait dans la pouponnière. Mais il avait du mal à voir où il voulait en venir. Toute conversation à un but, qui est généralement de transmettre une information : en général, on vient l’informer d’une blessure ou d’une maladie, et il informe d’un diagnostic et d’un soin. Parfois, il enseigne ou explique des choses, surtout à Nuage de Corneille, mais bavarder pour bavarder était un comportement bien difficile à comprendre pour le matou.

Dans un certain nombre de situation, il l’aurait purement et simplement refoulé. Mais présentement, il n’avait pas vraiment d’excuse pour : il n’avait rien à faire, n’avait pas de sommeil à rattraper, le temps le mettait de bonne humeur, et le ton du jeune transmettait une telle gentillesse que même avec ses maigres réflexes sociaux, il aurait été mal à l’aise de lui tourner le dos. Il cilla donc pour chasser son inconfort et posa sur Nuage de marron un regard portant une curiosité perplexe. Décidant de jouer le jeu, il répondit d’une voix qu’il essaya d’adoucir :

- Tu dis ne m’avoir jamais rencontré, pourtant je te connais plutôt bien, comme tous les chatons qui son nés depuis que je suis guérisseur. Ou du moins, j’imaginais te connaître, reconnu-t-il. Tu m’as forcément déjà vu, tu n’as simplement pas fait attention.

Hypothèse très probable, compte tenu de sa brève absence avant de lui adresser la parole. Le jeune chat semblait totalement ailleurs, maintenant qu’il y pensait. Était-il possible qu’il ne le connaisse réellement pas ? Le matou se retint de donner son nom, puisque le petit le connaissait, mais peut-être se posait-il des questions sur son rôle. Après tout, il n’avait jamais mis une patte dans son antre, même par curiosité. Et si tel était le cas, c’était une lacune qu’il fallait en effet vite devoir régler. D’une voix plus hésitante qu’on ne se serait attendu chez un adulte parlant à un enfant, Blizzard Éternel expliqua :

- Eh bien, je suis le guérisseur du Clan ? Je suis là pour soigner ceux qui se blessent ou tombent malade, petit comme adulte, c’est sans doute pour ça que je sens « le chaton et la forêt ». Et puis, je sers d’intermédiaire entre le Clan du Tonnerre et les guerriers de jadis, le Clan des Étoiles.

Le moucheté scrutait le petit, cherchant dans son regard ou sa posture un indice sur ce qu’il pensait, sur ses sentiments vis-à-vis de sa réponse. Et comme souvent, même s’il distinguait de tels indices, il était bien incapable de les interpréter, surtout que ce jeune félin était particulièrement opaque. Il se souvint qu’il s’agissait de l’apprenti de Marchand de Sable, un autre matou tout à fait illisible au guérisseur, et retint une moue ennuyée. Voila qui n’allait certainement pas l’aider, les deux feraient bien la paire. Cependant, autre chose le titillait. Quelque chose qui avait beaucoup moins d’envergure que ces considérations sur le fonctionnement social des chats et les interprétations comportementales. Quelque chose de plus petit, mais qui s’agrippait comme une tique à l’érudit, refusant d’évacuer ses pensées. Sachant ce qu’il devait faire pour ne pas finir frustré, le matou soupira presque imperceptiblement et ajouta :

- Au fait, je ne pense pas sentir « la forêt ». L’odeur végétale que tu dois sentir est celle des remèdes, et leur parfum est très différent de celle des bois. La forêt porte l’odeur de la terre, de la sève, des feuilles et de l’herbe. Si les plantes que j’utilise avaient la même odeur que la forêt, elles seraient introuvables.

Le bout de sa queue frémit de gène d’avoir ainsi dérapé de la conversation, mais il était prêt à passer à tout à fait autre chose à présent. Il avait juste du mal à supporter la vision flou et lointaine que la plupart des guerriers avaient de la botanique et de ses subtilités.