Make the most of the turning tide

Le ciel était orage.

La pression dans l’air, la température plus froide qu’à l’accoutumée comme si le Clan des Étoiles envoyait de vains signes à qui voudrait bien les déchiffrer, à qui saurait y déceler un quelconque avertissement, ou une note d’espoir perdue au milieu d’une averse qui ne manquerait pas de tomber, qu’elle soit réelle ou non.

Au réveil, Chèvre des Montagnes s’était retrouvée presque collée à sa sœur, Beauté de la Lionne, comme lorsqu’elles étaient encore deux chatons en manque d’affection, comme lorsqu’elles ne pouvaient plus compter que l’une sur l’autre. Comme lorsqu’elles étaient dans la tanière des apprentis, ce soir-là où Nuage de Champignon ne vint pas les rejoindre, ce soir-là où elles durent veiller plus tard qu’auparavant pour enterrer un frère qui était parti dans son sommeil, sans prévenir personne. Ce soir-là où la solitude s’était faite reine et la peine immense, innommable presque.

C’est une journée maussade qui attend la guerrière, elle le comprend dès que son subconscient passe le relais au conscient, dès qu’elle fait un pas hors de la tanière des guerriers et qu’elle sent la lourdeur de l’atmosphère s’ajouter au poids du deuil qui accable ses épaules, et peut-être qu’elle devrait parler à sa mère, peut-être qu’elle devrait lui pardonner, parce qu’il y a ça à penser aussi. A Valse du Papillon qui est revenue, à Coyote de Marbre qui lui n’est plus qu’un lointain souvenir, à Nuage de Champignon qui lui tout court n’est plus. A Beauté de la Lionne qui dort encore paisiblement, épargnée par le fracas de la tragédie qui se déroule en moins de cinq actes à l’entrée du camp et qui attire l’attention de la jeune chatte aveugle.

Elle s’approche, attirée par le bruit des pas précipités d’un Clan entier qui semble retenir son souffle, attirée par un cri d’horreur, pas l’odeur de mort qui lui parvient aux narines alors que le vent tourne et elle voudrait vomir, tourner les talons, oublier. Elle voudrait ordonner à ses pattes de cesser leur avancée, implorer à ses oreilles de cesser de chercher un battement de cœur qui plus jamais ne pourra être décelé, à son museau de changer d’avis, de lui assurer que tout allait bien, que ce n’était pas là le corps d’Étoile Spatiale qui gisait au milieu de l’attroupement de chats qu’elle venait de rejoindre.

La mort et le sang, la mort et le sang, elle ne peut déceler que ça. L’odeur est nauséabonde, trop forte, omniprésente, elle envahit son odorat et la puanteur la fait reculer tant et si bien qu’elle bouscule un camarade sans trop s’en rendre compte, s’excuse à peine. Ouvrir la bouche est une erreur qu’elle ne doit pas commettre, pas alors que son odorat est plus aiguisé que celui des autres, pas alors qu’elle peut à peine reconnaître le fumet d’Étoile Spatiale parmi le reste.

La mort.

Et le sang.

Et la mort, encore. Qu’elle connaît depuis toute petite, depuis qu’elle est née, même.

Parce qu’Élégance Florale lui a raconté la terrible nuit de leur naissance, à sa portée et celles de Murmure de l’Océan et Dent de Cachalot, comment la pouponnière s’est éveillée d’un coup, à quel point la tempête a fait rage et la bataille rude, comment le Clan des Étoiles a arraché à trois de ses amis une mère qui aurait su comment les aimer dignement.

Parce que Nuage de Champignon a perdu la vie lui aussi, sans préavis, pendant la nuit. Il suffisait d’un songe pour que les étoiles l’appellent, un songe sans un au revoir, un simple ‘à demain’ qui resterait pour toujours en suspens. Mille mots qu’elle ne pourrait jamais lui dire, des centaines d’aventures qu’elle ne pourrait plus vivre avec lui, un futur partie en fumée, c’était aussi simple que ça.

La mort ne prévenait pas. N’épargnait rien ni personne. « Faites rentrer les chatons, ils n'ont pas besoin de voir ça ! » s’égosille une voix, Nuage de la Corneille à en juger par l’odeur et la guerrière tressaille, car la mort s’accroche à la fourrure de l’apprentie guérisseuse comme une compagne déjà bien installée et elle n’aime pas ce que cela présage mais n’ose pas demander. Les chatons, oui.

Chèvre des Montagnes se dégage de l’attroupement, reste en retrait pour que les retardataires puisse voir de leurs propres yeux ce qu’il s’était passé, espère que Grace de la Perdrix empêchera sa portée de s’approcher tandis qu’à l’odeur, la guerrière aveugle cherche Nuage de Tempête. Mais l’apprentie est déjà là, assiste déjà au terrible spectacle et la guerrière ne peut rien faire pour l’en protéger, rien faire pour l’épargner.

« Que tous ceux qui sont en âge de chasser s'approchent du Promontoire pour une assemblée du Clan. »

Et l’annonce retentit comme un coup de tonnerre depuis le promontoire, la voix de Plume de Perroquet, leur lieutenante, résonnant dans un camp qui se fait à présent bien silencieux. Tétanisée, Chèvre des Montagnes ne peut que se tourner dans sa direction pour écouter ce qu’elle a à dire, connaître la marche à suivre.

Sa neuvième vie… Etoile Spatiale a perdu sa neuvième vie. Était-ce donc ça, l’odeur plus que frappante de sang ? La perte de plusieurs vies d’un coup ? La guerrière ne se souvenait pas de morts précédentes pour leur chef, quel prédateur avait bien pu lui infliger des blessures suffisamment désastreuses pour qu’il perde ses neuf vie d’un coup ? Un blaireau ou un renard ? Des chiens lâchés par les Bipèdes qui osaient fouler le sol de leur forêt bien plus que d’ordinaire lors de la saison chaude ? « Blizzard Éternel s’est éteint lui aussi en cette triste matinée. Nous saluons toute sa persévérance en tant que guérisseur, qui lui aussi brille au firmament désormais… » Et la révélation coupe net le cours de pensées de Chèvre des Montagnes.

Blizzard Éternel n’est plus. Mais pourquoi le Clan des Étoiles semblait-il s’acharner de la sorte, y avait-il là un message à décrypter, un avertissement bien sinistre à en tirer ? Cela faisait beaucoup, trop dans la même journée, et maintenant voilà que Nuage de la Corneille allait devoir endosser seule la responsabilité de soigner leur Clan entier. La guerrière aveugle lui souhaitait bien du courage et toute la force du monde afin que le poids de la tâche qui lui incombait désormais puisse s’alléger un peu, qu’elle puisse respirer au-delà de ses nouvelles responsabilités. Et les Hautes Pierres… Oui, évidemment. Plume de Perroquet deviendra une étoile désormais, devra briller de mille feux pour guider le Clan hors de ces ténèbres dans lesquelles ils venaient tous d’être plongés.

Elle n’est donc pas surprise quand la lieutenante qui deviendra bientôt officiellement meneuse annonce que le choix d’un nouveau lieutenant se doit d’être fait et, aussi curieuse qu’accablée de tristesse, Chèvre des Montagnes passe en revue ses camarades dans sa tête.

Valse du Papillon ne sera certainement pas choisie. Son retour est trop récent, les circonstances trop particulières et la guerrière aveugle n’est pas sûre que Plume de Perroquet lui fasse aussi confiance que l’avait fait Etoile Spatiale en acceptant que sa mère revienne dans le Clan de son enfance. Éclipse Solaire, Dent de Cachalot, Feuille de Clémentine et Murmure de l’Océan pourraient tous les quatre être de très bonnes options, mais le jugement de Chèvre des Montagnes à leur égard était on ne peut plus biaisé par des lunes et des lunes passées à grandir à leurs côtés, à philosopher sur la vie et les cadeaux qu’elle faisait, à jouer et s’entraîner avec eux. Elle était loin d’être objective lorsqu’elle pensait à ceux avec qui elle avait grandi.

La réflexion était la même quant à Beauté de la Lionne. Sa sœur méritait toute la gloire et l’honneur du monde, était une guerrière des plus valeureuses et dont la loyauté n’était pas à questionner. Elle serait un bon choix, une option idéale par laquelle le Clan ne manquerait pas de se renforcer.

Mais les éloges, Chèvre des Montagnes ne pouvait en tarir à l’intention de personne, pas pour les guerriers les plus âgés du Clan dont la séniorité leur donnait probablement un avantage bel et bien justifié, bien que cela dépende de la vision de Plume de Perroquet. Aurait-elle tendance à choisir quelqu’un de plus vieux qu’elle pour la guider ou préfèrerait-elle un chat encore jeune qui puisse l’épauler sans l’infantiliser ? Peut-être que dans ce cas-là, Aigle Royal était alors le choix tout désigné. Son ami était droit dans ses bottes, formait son apprentie avec brio et n’était pas le genre de chat à exclure ses camarades à cause de préjugés et stéréotypes sortis de nulle part.

Le nom d’Aigle Royal s’imposait à elle comme une évidence, il était le lieutenant idéal et elle serait fière de scander son nom lorsque Plume de Perroquet en terminerait avec son annonce.

« Chèvre des Montagnes sera la nouvelle lieutenante du Clan du Tonnerre. Pour sa bravoure maintes fois prouvées malgré sa cécité, et dont, sa conciliation, je l’espère, m’épaulera. »

Et le sol se dérobe sous ses pattes, et le ciel éclate ou peut-être n’est-ce que dans sa tête que la pression explose à son apogée tandis que le monde tourne et change sans qu’elle ne puisse rien y faire. Chèvre des Montagnes. Ce nom qui résonne dans la clairière, qui prend toute la place, qui fait vibrer ses oreilles d’un bourdonnement presque désagréable, qui provoque une marée de regards en sa direction et-

Digne. Il faut qu’elle se montre digne.

Parce qu’elle s’attend aux rires pris au dépourvu de ses camarades, aux indignations murmurées ou bien criées pour ceux qui n’auraient pas honte, parce que le doute lui perce le cœur mais elle fait de son mieux pour le chasser, comme à son habitude. Parce qu’elle sait, elle sait, que personne n’a passé en revue son nom lors de l’étude des possibilités, elle sait qu’elle n’est pas une favorite, que jamais la tâche ne lui serait revenue, que Plume du Perroquet perdra des points de sympathie pour ce choix rocambolesque.

Parce qu’elle est aveugle et que sa cécité est un obstacle que peu parviennent à dépasser alors qu’elle le franchit depuis toujours, parce qu’ils ne pensaient pas qu’elle deviendrait guerrière, parce qu’elle a senti les regards de pitié effleurer sa fourrure le jour de son baptême d’apprentie, parce qu’elle a reconnu la surprise dans les voix de tous lorsqu’on la retrouva dans la forêt et la ramena saine et sauve au Clan alors qu’elle avait disparu depuis une lune, parce qu’elle sait qu’ils se sont excusés auprès de sa mère lors de sa naissance, ta fille ne pourra jamais être comme les autres.

Mais regardez-la à présent, tout ce chemin parcouru.

Alors elle accorde un hochement de tête à Plume de Perroquet qu’elle repère à toute vitesse afin de ne pas se donner l’air ridicule, de ne pas faire douter ses camarades plus qu’ils ne doivent déjà le faire de la décision de leur nouvelle meneuse. Elle hoche la tête et la garde haute, phare dans la nuit, pilier fier au milieu d’un cyclone qui se déchaînait là, à l’intérieur. Il fallait qu’elle soit à la hauteur, infaillible et inébranlable, qu’elle se montre à la hauteur de la tâche qui venait de lui être confiée, qu’elle leur prouve. A tous.

Qu’elle pouvait le faire, qu’elle était aussi méritante qu’eux, qu’elle ne se laisserait pas faire.

Que le Clan pourrait compter sur elle, envers et contre tout.

Mais aujourd’hui, le ciel est orage.

Et dans le cœur de Chèvre des Montagnes, la tempête fait rage. 

(c) Sun pour Biket seulement