Il y avait quelques jours, la pouponnière avait été en effervescence. Parce que les petits de la vieille folle, Baie d’Oranger, étaient nés ! Moi, personnellement, ça ne m’intéressait pas, parce que déjà, ils n’étaient pas dignes de mon rang, et j’allais pas souiller ma réputation avec ces petits, qui n’avaient sûrement rien de spécial et devaient être ennuyeux à mourir.

J’essayais de chercher Petit Serpent dans la pouponnière, mais il y avait tellement de monde désormais, avec neuf chatons et trois reines. Parce que oui, eux aussi ils étaient trois ! Pas trois femelles comme moi et mes sœurs, mais deux mâles, qui s’appelaient selon les reines Petit Monstre et Petit Meurtrier. Quels noms horribles ! Ils ne me plaisaient pas du tout, ils faisaient froid dans le dos. Moi, j’étais bien contente de mon nom, Petite Symphonie, et je ne le changerais pour rien au monde. Et puis les noms de mes sœurs, Patte d’Or et Petite Nostalgie, étaient toujours plus beaux que ces noms macabres.

Les reines, qui étaient de vraies commères parfois – souvent, mais faut pas le dire - , disaient que Baie d’Oranger les avaient nommés ainsi parce que elle ne les souhaitait pas. Je comprenais mal comment on pouvait ne pas désirer avoir des chatons. Après, maman m’avait dit que Baie d’Oranger avait déjà deux grands fils – je crois qu’ils s’appelaient Rugissement du Jaguar et Diable Mélodieux – et que leur père était mort il y a longtemps avant ma naissance. Et elle était pleine sans le vouloir. Moi, au moins, je savais que maman et papa s’aimaient, et qu’ils nous désiraient, moi et mes sœurs. Et ils nous ont eus. Alors que eux, les trois, ils n’étaient pas désirés.

Le dernier chaton, qui était une femelle, s’appelait Petite Marguerite. C’était un beau nom , il faut l’avouer, quoique pas aussi beau que Petite Symphonie. Une fois, lorsqu’on avait pu sortir de la pouponnière, maman nous avait montré une marguerite. C’était une petite fleur, avec un centre jaune – ça s’appelle un pistil, d’après maman – et de petites pétales blanches. C’était beau.

En plus, étant donné que ça avait été un jour de mise bas, il y avait eu Torrent de Vie, notre guérisseur, ainsi que son apprentie, Masque de Jais – d’après les rumeurs, elle était une ancienne guerrière qui souhaitait devenir guérisseuse - . Pfff… Ça n’améliorait en rien mon humeur, déjà que la pouponnière était bondée, bah il fallait faire de la place pour eux deux, plus la reine, donc on avait tous dû sortir dehors, dans le froid ! En plus, personne ne m’avait remarqué. Tous les regards étaient portés sur ces stupides petits, et même pas sur leur reine que j’étais ! Même Petit Serpent m’avait même pas accordé un de ses magnifiques regards.

En parlant de mon ami, je savais que sa mère – elle s’appelait Nuage Céleste - ne devait pas avoir des chatons tout de suite, parce que normalement les apprenties ne pouvaient pas avoir de chatons, elles devaient d’abord être guerrières avant d’être reines. Mais peut-être que la maman de mon ami aimait beaucoup beaucoup son compagnon et qu’elle ne pouvait pas attendre. Parlons en, du papa de Petit Serpent. Il était bizarre. Il ne m’inspirait aucune confiance. Il avait l’air tellement hypocrite et doucereux et ses yeux me donnaient froid dans le dos. Des yeux vairons, comme mon ami.
Je ne l’aimais pas et, dès qu’ils rendait visite à ses chatons, je me cachais derrière ma mère. Mes sœurs et toutes les reines, surtout sa « compagne », qui le regardait comme si c’était la septième merveille du monde ou un de ces délires – elle était incroyablement naïve, ça se voyait rien qu’à son visage, mais j’allais pas le dire à Petit Serpent, il allait se vexer et j’allais perdre mon ami - , ne voyaient pas le danger, mais moi je sentais qu’il était bien réel. Je devrais peut-être en parler à mon père. Papa pourrait peut-être faire quelque chose. Mais je n’avais aucune confiance en mon père. Il était trop gentil.

Je mourais d’envie de sortir d’ici. J’étouffais. Après tout, la reine du Clan de la Rivière méritait un peu plus de place ! Décidément, ce clan n’avait aucun respect pour ses têtes couronnées. Je me promettais intérieurement, que, dès que j’aurais un minimum de pouvoir qui m’était réservé, je m’occuperais sérieusement de mon traitement dans ce Clan.

Le point positif c’est, que lorsqu’il y a trop de monde, eh bah on vous voit pas partir ! Et j’allais pas me gêner ! Je jetai un coup d’œil discret vers ma mère, et je vis mes sœurs tendrement lovées contre elle. Je poussa un miaulement d’exaspération. Sérieusement, elles passaient tout leur temps à dormir ou quoi ? Je passa ma petite tête toute mignonne hors de la pouponnière et mes magnifiques yeux verts – la seule chose, avec mon pelage, qui était un bon gêne de mon père -  le Clan, guettant la trace de mon père. Je n’avais aucune envie de le voir, je ne l’aime pas mais lui il se voile la face en me traitant comme je ne sais quoi. Il était trop gentil, trop altruiste, trop tout.

Ouf. La voie était libre. Je me faufila avec l’agilité d’un lynx hors de la pouponnière et je fus bientôt face à une petite étendue d’herbe qui regorgeait de marguerites de nombreuses autres plantes au parfum capiteux, et je m’approchais d’une qui captiva particulièrement mon attention. C’était une petite fleur, à peine plus grosse qu’une marguerite, qui était d’une couleur jaune vif. Je pris la plante habilement et je me promis d’aller la montrer à maman afin de connaître son nom.

Je m’emparai également de nombreuses marguerites, afin de faire un bon bouquet, peut-être pour Petit Serpent, pourquoi pas. J’avais fini par en ramasser une bonne dizaine lorsque j’entendis un certaine agitation dans la pouponnière. Maman devait sûrement me chercher. Je regagnais la pouponnière en grognant, mais c’était plus pour la forme qu’autre chose, parce que je commençais à avoir vraiment faim, moi.

En rentrant dans la pouponnière, j’allai me diriger vers ma mère mais un chat m’en empêchait. Ou plutôt, une chatonne. C’était la nouvelle née, Petite Marguerite vous savez, et j’étais étonnée de la voir en telle forme. Je me souviens que, lors de ma naissance, j’étais épuisée et j’étais restée des heures à dormir. C’était bien. Mais elle, elle avait l’air d’attaque. Il était vrai que sa naissance datait maintenant de plusieurs jours.

Elle était belle. Dans son style, elle n’était pas mal. Elle avait un beau pelage blanc comme les pétales des marguerites et le bout de la queue et des oreilles roux, ainsi que des beaux yeux jaunes, presque envoûtants – qu’elle avait enfin ouverts -, bien qu’elle n’ait pas ma beauté légendaire, mais personne ne l’avait, de toute manière. Mes magnifiques yeux émeraudes et mon pelage écaille-de-tortue faisait tourner tous les mâles. Mais revenons à la petite femelle. Elle avait l’air légèrement perdue, et je la comprenais. Sa mère était derrière elle, et me regarda avec un air qui vous donnait la chair de poule. Je regarda mon bouquet de marguerite, puis Petite Marguerite, et je lui tendis doucement mes fleurs. Mais je gardais quand même la fleur jaune vif hein, je suis  pas une femelle hyper altruiste comme papa, moi ! J’ai une réputation à tenir !

- Tiens, c’est pour toi.

Je miaulais d’une voix confiante, sûre de moi. Ça devait être dur de ne pas avoir été désirée, et d’avoir une mère folle. Mes parents m’avaient enseignés un minimum de compassion, mais moi je pensais qu’il valait mieux être sûr d’avoir complètement la confiance des autres afin de mieux les manipuler sans qu’ils s’en rendent compte.

Mais pour une fois, j’étais réellement sincère lorsque je tendis mon bouquet à Petite Marguerite.

Olala, je sais pas ce que j’ai tout à coup, à avoir une telle poussée d’altruisme et d’amour. Je suis beaucoup trop gentille, et belle, et adorable, mais waaah. Donner un bouquet de fleurs à quelqu’un que je connais pas, c’est nouveau. Oui, parce que je dois bien avouer que Petite Marguerite est sacrément canon, mais quand même ! C’est vraiment pas mon genre. J’espère juste que Kikinoxe n’a pas déteint sur moi… Erk, rien que d’avoir cette idée en tête, ça me donne envie de vomir. Je ne serai pas comme lui, très peu pour moi.

Et elle prend le bouquet, avec un air émerveillé, et ça me donne envie de sourire. Je ne sais pas si elle le sait, mais elle est belle quand elle sourit. Tellement belle. Tellement belle que ça me donne envie de tout faire pour que ce sourire reste éternellement sur son visage, encore et encore, pour qu’il ne parte plus jamais. Oulaaa Sympho tu vas te calmer, tu tombes dans le kitsch et l’émotion là. Ressaisis toi. Respire, inspire, tout va bien. Elle est juste belle, point. Rien de spécial ni d'extraordinaire, c'est juste une chatonne lambda. Mais elle est superbe. Oui mais non. Son âme est ... pure.

Et elle lève les yeux vers moi, toujours en souriant, et elle m’interroge. Et pour une fois, j’écoute quelqu’un véritablement.

« Ooh c’est des moiii, plein de moiii ! T’es super gentille dis, moi j’ai rien à t’offrir ! Et la fleur jaune elle est pour quiii ? »

Et je ne peux pas me retenir de rire lorsqu’elle a fini de parler. Ce n’est absolument pas un rire moqueur. C’est un rire heureux, amusé. Parce qu’elle est drôle et que la manière dont elle prononce ses paroles est marrante. Je ris, et ça fait du bien pour une fois de sortir un vrai rire, un rire qui vient du coeur. Cela me soulage et me rend plus humaine, j'ai l'impression. Elle a une belle voix, en plus.

- La fleur jaune elle est pour ma maman. Pour lui demander ce que c’est. Et ce n’est pas grave si tu n’as rien à m’offrir, ton sourire c’est le plus beau des cadeaux ! souris-je. Tu veux faire quelque chose ?

Et je souris. Je souris parce que je suis heureuse, et rien ne vaut ce sentiment. Je le suis rarement vraiment, à cause de mon hypocrisie et de ma carapace, alors je savoure d'autant plus ce sentiment lorsqu'il est présent. C'est beau.