Then why do I feel so alone?

Maman nous a abandonnés. C'est la première chose que j'ai apprise, je crois. La première chose que j'ai su quand je suis née — enfin, pas tout-à-fait quand je suis née, parce qu'à ce moment là, je ne pensais qu'à avoir du lait, et qui m'en donnait, ça n'importait pas trop. Mais ensuite, on m'a rapidement fait comprendre qu'Élégance Florale n'était pas notre mère. Que notre mère était morte en nous mettant au monde. Ils n'ont pas voulu nous mentir. Je crois que c'est tant mieux. Enfin, ils n'ont pas utilisé ces termes, bien sûr. Ils ont dit quelque chose comme « elle est partie ». Elle est partie et elle ne reviendra pas. Elle nous aime beaucoup mais elle n'a pas eu la force de rester, alors elle est partie dans un autre monde, où elle serait heureuse. Pas autant que si elle avait été avec nous, mais elle n'a pas eu le choix, et il faut qu'on sache que, où que l'on soit, elle est avec nous. Elle veille sur nous, et si l'on regarde les étoiles, on pourra voir qu'elle est parmi elle et qu'elle ne nous a pas oubliés ; alors à nous de ne pas l'oublier.
En d'autres termes, elle nous a abandonnés ; même si le mot le plus exact serait qu'elle est morte.

La deuxième chose que j'ai apprise, c'est qu'une maman, c'est la meilleure amie qu'on puisse avoir. Elle est toujours là pour nous, elle nous protège, nous défend, contre tout ce qui peut nous détruire, nous meurtrir. Du moins c'est comme ça pour les autres. Élégance Florale et Valse du Papillon sont les meilleures mères dont on puisse rêver. On ne peut rien leur reprocher. Elles sont là pour nos enfants. Mais c'est bizarre, j'ai beau regarder autour de moi, je ne vois personne, pour Petite Foudre, Petite Pierre et moi. C'est normal. Maman nous a abandonnés. Elle a préféré son « monde meilleur », son Clan des Étoiles. Elle aurait dû rester, non ? C'était sa responsabilité, elle nous a mis au monde, elle aurait dû s'occuper de nous, au moins jusqu'à ce qu'on grandisse. J'aurais aimé, moi, être grande et pouvoir encore demander des conseils à ma maman, qui aurait été une ancienne sage et expérimentée.

Certains disent qu'on ne peut pas regretter ce qu'on n'a pas connu. Mais comment ne pas souffrir de voir les autres avoir ce qui nous a été retiré dès la naissance ? Pourquoi nous ? C'était simplement injuste, on n'avait rien fait de mal, on n'avait rien demandé.
Je le sais bien, que ce n'est la faute de personne. Que c'est le hasard et qu'il n'y a pas de raison. Mais ce n'est pas juste pour autant. Et quand je vois les autres dans leur petite vie parfaite, je ne peux pas m'empêcher d'être jalouse. Je ne veux que leur bonheur, ce sont mes amis, mais... je ne peux pas empêcher ces pensées parasites : pourquoi ce ne sont pas eux qui ont perdu leur mère ? Pourquoi nous ?

Et ça me fait me sentir encore plus mal ; je me dis qu'au fond, je mérite ce qui m'arrive. Après tout je suis une mauvaise personne, de quel droit je souhaite de pareilles choses aux autres ? Ensuite je pense que Petite Pierre et Petite Foudre n'ont rien fait, eux, qu'il n'aurait fallu punir que moi. Et je sens l'heure tourner parce que mon corps se fatigue, mon esprit aussi, mais à force de cogiter je n'arrive pas à dormir. Je crois que le plus intelligent serait d'essayer de trouver le sommeil dehors, peut-être qu'un peu d'air frais me détendra. Ici on étouffe et je n'arrête pas de me tourner dans tous les sens, je dois déranger les autres de toute façon.

J'ouvre les yeux, tâtonne autour de moi et m'aperçois que Petite Pierre n'est pas là. Elle a dû se lever elle aussi. Peut-être qu'elle est partie faire ses besoins, ou qu'elle a fait un cauchemar, ou je n'en sais rien. Je n'aime pas quand il fait sombre comme ça, on n'y voit rien et j'ai l'impression de ne pas être seule. Je me pétrifie en voyant une masse sur le côté, puis en la voyant se soulever régulièrement, je m'aperçois que ce n'est que Valse du Papillon qui dort. J'essaye de sortir sans pousser personne ni écraser de queue, et me retrouve dehors.

Je reconnais la silhouette de Petite Pierre. Elle regarde les étoiles. Peut-être qu'elle aussi, elle n'arrivait pas à dormir. En me voyant arriver, elle me salue :

« Bonsoir ! »

Je lui réponds par un « coucou ! » rendu un peu incompréhensible par la fatigue, d'autant que de base, ma voix ne porte pas beaucoup et j'ai du mal à articuler ce qui fait que des fois je ne me fais pas très bien comprendre. Je viens m'asseoir à côté de Petite Pierre, et suis son regard. Les étoiles sont belles, ce soir, elles sont bien brillantes. Je ne sais pas si ce qu'ils disent à propos du Clan des Étoiles est vrai. J'avoue que j'ai du mal à imaginer que ces étoiles soient des chats, enfin, d'anciens chats. Et si ce n'étaient que des étoiles ?

« Tu crois que Maman est cette étoile, celle qui brille fort dans le ciel ? »

J'aime bien la voix de Petite Pierre, elle est rassurante. C'est un peu comme si c'était elle, ma maman. Je regarde vers la direction qu'elle a pointée. J'ai du mal à voir l'étoile, au début. Je n'ai pas une bonne vue et je ne sais jamais où regarder. Finalement, je m'aperçois. Ce serait elle, Maman ? Elle est belle...

« Peut-être. Si ce que les autres disent est vrai. » On n'a aucun moyen de le savoir. Ce ne sont peut-être que des mensonges, pour qu'on accepte mieux la mort de Maman. Même si, si c'est le cas, ce n'est pas très réussi. Je m'en fiche, de là où elle est. Elle n'est pas vraiment avec nous. Ce n'est qu'une étoile, et on ne peut pas communiquer avec elle. Moi j'aurais voulu qu'elle soit là, avec nous. Qu'elle nous protège. Comment elle peut nous protéger si elle ne peut pas bouger ? « Mais ils disent aussi qu'elle veille sur nous, et ça ce n'est pas vrai. Ce n'est pas comme ça que les mères veillent sur leurs enfants. Ça ne suffit pas. Je préfèrerais qu'elle soit là, avec nous... » Je me tourne vers ma soeur, le regard un peu mélancolique. Il faudrait passer outre, arriver à faire comme les autres chatons, même sans mère. Mais ce n'est pas facile. Je ne sais pas si j'y arriverai. « Pas toi ? »