Je marque des points, là. Tous ces efforts qui finiront par payer. Oh, Clan des Étoiles, qu’est-ce que ça fait plaisir de se rendre à une Assemblée des clans. Il y a un côté… Comment dire. Je ressens de la fierté, quoi, en gros. Même si bon, Étoile Fragmentée choisit un peu n’importe qui souhaitant l’accompagner, il y a un petit truc de privilégié que j’adore là-dedans, qui me fait me sentir important. C’est pour ça que je dis que je marque des points. Comme ça, les autres voient que je suis impliqué dans la vie de clan, que j’en veux plus. Que je suis prêt à ce que l’on m’accorde des responsabilités. Et des responsabilités plus importantes que devoir simplement chasser ou aider les apprentis patauds à laver les fesses des Anciens. Parce que oui, c’est souvent là où je me retrouve, étant encore considéré comme un jeune guerrier. Je ne sais pas vraiment à partir de quand on me considéra comme un vétéran… Je sais pas non plus s’il faut vraiment que je prouve ma valeur par quelconque moyen. Étoile Fragmentée est plutôt dans les mots que dans l’action, on va pas se mentir. Je l’aime beaucoup, mais il commence à se faire vieux, surtout pour un chef. Mais bon, laisser sa place ça signifie que Cœur de Grizzli passerait chef, et ça, ça n’arrivera pas de mon vivant.

Je suis à la tête du peloton – évidemment, c’est là que sont les meilleurs – à la limite de dépasser notre chef alors que nous débarquons aux Quatre Chênes. Je gonfle le poitrail, fronce les sourcils et regarde au lointain – c’est comme ça qu’on a l’air mystérieux. Il faut en imposer aux autres Clans, et ça, je sais bien faire. Je sais pas si je tiens ça de Maman, mais en tout cas, je crois que je me débrouille vraiment pas trop mal. Enfin bref. Je suis pas là pour écouter ce qu’on a dire les autres chefs, ça ne m’intéresse pas vraiment. Sauf s’ils déclarent la guerre au Clan de l’Ombre, évidemment. Je préfère espionner la concurrence, voir un peu où en sont les guerriers de mon âge, s’ils ont des apprentis… Toutes ces choses. Bon, l’apprenti me manque, mais c’est pas grave, j’ai la carrure et le talent. De toute façon, ce n’est qu’une question de lunes. Je scrute la foule, cherche des yeux ceux de mon âge et… Bah ça alors. Si c’est pas elle, ça. J’avoue, j’avais pensé pouvoir la croiser, mais j’y croyais pas vraiment. Je souris en repensant à notre rencontre. Je sais même pas comment elle s’appelle, d’ailleurs, mais bon, ça n’a pas d’importance. Elle n’a pas l’air d’avoir d’apprenti elle non plus, alors ça va, je suis pas à la ramasse.

Évidemment que je vais aller la voir. On est pas en mauvais termes, si ? J’en ai pas le souvenir. Enfin, c’est pas comme si notre rencontre datait d’il y a vingt lunes, mais c’était pas hier non plus. “Ça va ? T’as réussi à venir jusqu’ici sans te coincer entre deux arbustes ?”

J’ai toujours un sourire en coin. C’est vrai, j’aurais pu lui demander des nouvelles de son clan, être plus… Plus distant ? Enfin, j’ai pas envie de parler de la bataille, de tout ça… Tout le monde n’a que ce mot à la bouche. Oui, peut-être que je veux faire dans l’originalité, qui sait ? Monsieur Colosse du Désert se la joue différent, il faut croire. Atypique, même, je dirais. Mais me dire que je ne veux pas en parler (de la bataille), c’est juste m’y faire penser. Je ne me souviens pas l’avoir croisée, d’ailleurs. Bon, en même temps, j’étais occupé à fracasser des gueules. Il faut dire que je me suis un peu laissé aller. C’était trop facile, de s’y mettre à fond, dans cette bataille. L’idée qu’on était en immense majorité par rapport aux renégats avait pour don de me faire sentir puissant, immortel, bref, une sorte d’apothéose où j’avais l’impression d’être au milieu de la scène. Le premier rôle, quoi. Donc bon, normal que j’ai même pas prêté attention aux autres. Non pas que j’avais totalement oublié l’avoir rencontré quelques lunes auparavant, mais sur le moment, je n’y ai pas pensé. Si l’idée m’avait traversé l’esprit, j’aurais peut-être rejoué ma scène du prince charmant volant à la rescousse de sa dame, et que cette fois, je ne l’aurai pas laissée en plan…

Mais non voyons, je rigole. Ça aurait été un véritable running gag. Quoi que, je ne sais pas vraiment ce qu’elle vaut en bagarre, la minette. Et puis, quand je dis que je l’aurais laissée se dépatouiller, je l’aurais protégée, évidemment. Allez pas croire que je l’aurais laissée crever, je sais que je peux être chiant, mais pas à ce point tout de même. “Ouais, je fourre plus mon gros derrière n’importe où maintenant. D’ailleurs, si jamais t’as prévu de te réincarner en plante dans une prochaine vie, oublie hein, c’est la plaie. Pourquoi tu es venu me parler au juste ? Ma présence te manquait ?” Ça, je l’avais déjà senti. Elle est marrante, c’est vrai. Le coup de la plante aussi, c’est marrant. Très peu envie de se retrouver sous son arrière-train… Quoi que. Non, bon, je m’égare. Je la sens nerveuse. C’est moi qui la rend comme ça ? Ou alors c’est juste peut-être le fait que ce soit la première assemblée depuis la bataille… Tous les poissonneux ont l’air assez à cran, en y réfléchissant deux secondes. C’est vrai, par moment je suis pas très observateur. Disons que c’est pas ma qualité première.

“Non, à vrai dire, je comptais te demander ton no…” Et voilà que je suis coupé par les chefs. Bon sang, toujours au mauvais moment ceux-là. On peut jamais discuter tranquille, hein ? Je lève les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir raconter qu’on ne sait pas déjà ? Ceux qui n’ont pas participé à la bataille sont déjà au courant, on leur a déjà raconté, voyons. Je m’assieds à côté de la femelle au pelage charbon et attends patiemment que les vieux aient fini leur bavardage. Ah tiens, c’est Étoile Courageuse qui commence, on s’en serait douté… Bla bla bla bataille, bla bla bla traîtres, bref le train-train habituel et… Tiens c’est marrant, ça, une guerrière qu’on relègue apprentie pour sa trahison. Bien fait pour sa gueule. Enfin, elle l’a échappé belle, il faut croire, moi je l’aurais bannie à jamais, loin de Cerfblanc. Tiens, pourquoi tout le monde me regarde, subitement, avec ce regard plein de reproches et d’animosité ? Ils veulent se battre ou quoi ? Mes muscles se contractent à nouveau sous le stress. Je n’aime pas ça. Je croise le regard d’Étoile Fragmentée, et c’est là que je comprends. Ce n’est pas moi qu’ils regardent tous, mais bien la guerrière noire… Qui du coup n’est plus guerrière. Je me relève et m’éloigne de quelques pas, mécaniquement, comme une envie de quitter la pression visuelle des autres.

“Nuage de Loutre, du coup ?” Je finis par lui chuchoter après qu’Étoile Courageuse ait repris son discours et que les regards se soient dissipés. Je ne sais pas vraiment quoi faire, et surtout pas quoi dire. Je regarde le sol un moment, mes yeux fuyant le contact visuel. “Tu rigolais pas, alors, quand tu disais que tu pouvais m’aider à renverser mon chef.” Je ne sais pas trop ce que je ressens. J’essaye de faire de l’humour, mais ce qu’elle a fait va à l’encontre de mes valeurs, et c’est pas juste une histoire de préférer manger du poisson à du lièvre. Comment lui cacher que je suis terriblement gêné ? Je ne sais pas si je dois continuer de lui parler. Je suppose que l’on va me poser des questions, après, mais bon, c’est déjà trop tard, on m’a déjà vu aller lui parler directement à notre arrivée aux Quatre Chênes, alors bon, tant que je suis là...

Est-ce que parler avec elle fait de moi quelqu’un de bizarre ? Enfin, je veux dire, qui parle à des traîtres ? Les autres traîtres. C’est prouvé. Je ne sais pas vraiment quoi faire. J’ai cette boule au travers de la gorge qui me gratte terriblement, comme si j’avais foutu mon museau dans une botte de foin. Nos regards se croisent à nouveau et je sens sa détresse. Elle émane de ses yeux, elle déborde de partout. Elle est palpable à des queues de renard à la ronde. Que pourrait-elle bien ressentir d’autre, de toute façon ? Je préférerais me désintégrer sur place plutôt qu’avoir à vivre ce que Nuage de Loutre vit, actuellement. N’importe quel autre endroit serait plus agréable. Même le repère des Escogriffes. Elle devrait bien s’y sentir, elle, en fin de compte. Je suis piégé. Elle est là, devant moi, le regard à la recherche de quelque chose ou quelqu’un qui pourrait bien la sauver. “Bien sûr que si c’était une blague cervelle de grenouille !!! Écoute, t’as qu’à me rejoindre après le prochain discours. Je t’expliquerai.” Elle finit par décrocher, dans une sorte de précipitation de sauvetage.

La rejoindre ? Mes sourcils se froncent. Pour faire quoi, de toute façon ? Avec une traître, qu’est-ce que j’irai bien faire, moi ? Elle est absolument tout ce que je déteste et méprise à ce moment précis. Trahir son clan… Je ne sais pas trop. Je me sens moi aussi trahi, subitement. Cette guerrière… Enfin, apprentie… Qui m’avait parue si maline, si futée, et avec qui je m’étais – partiellement bien entendu – au moins au point de venir lui parler à cette Assemblée de mon plein gré. J’ai l’impression qu’elle m’a menti. Que la femelle à la fourrure noire que j’ai rencontrée il y a de cela une ou deux lunes n’est absolument pas celle qui se tient actuellement devant moi. Et elle paraît si fragile, là, d’un coup. Une proie blessée par la vie, apeurée par la foule qui l’entoure. Elle s'enfuit, d’ailleurs. Elle m’a glissé ces mots en un souffle avant de s'éclipser en vitesse. C’est compréhensible.

Et je me retrouve là, au milieu de la foule, comme un con, seul. Nuage de Loutre vient de m’abandonner et absolument l’entièreté de mon clan et des autres m’a vu discuter avec elle. Maman m’a toujours appris à ne pas juger les autres par ce qu’on l’en entendait d’eux dans la gueule d’inconnus. Mais là… Oh là, Maman, c’est très dur. Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne vais tout de même pas y aller, non ? Qui fait ça, rejoindre quelqu’un reconnu par toute la forêt comme une traîtresse après son éviction sur la place publique ? Qui, hein ? Absolument personne. Un minimum de sens commun nous retient, non ? Je ne sais pas quoi faire. Je cherche dans la foule un visage qui me paraîtrait familier, rassurant, mais rien. Je ne pense qu’à ce qui vient d’arriver, à Nuage de Loutre qui s’est envolée si rapidement et… Les murmures, autour. Ils ne me concernent sûrement pas, mais j’ai cette paranoïa soudaine qui me fait penser ainsi. Qu’est-ce que je dois faire ?

Je ne me sens pas assez à l’aise pour retourner vers les miens, pour aller taper la discut’ comme si de rien n’était, comme s’il ne s’était absolument rien passé il y a quelques minutes. Comme si je n’avais pas senti tous ces regards sur moi alors qu’ils ne me concernaient même pas. Je n’ose même pas imaginer l’état dans lequel elle doit être, là. Où est-elle allée ? Est-ce que je dois vraiment la rejoindre ? Est-ce seulement une bonne idée ? Non. Ahah. Définitivement non. Qui serait assez con pour rejoindre une telle personne après ces évènements ?

Bah moi apparemment. Mes pattes ont déjà commencé à avancer et mes yeux cherchent silencieusement sa silhouette, son ombre. Oui, moi, Colosse du Désert, je suis assez con. J’en aurais pas pensé mieux de moi, il faut croire. Je pense que c’est cette détresse, celle que j’ai pu lire dans ses yeux, qui me fait avancer. Mon impulsivité me crie de ne pas y aller mais mon cœur pense qu’il y a encore du bon, quelque chose à sauver chez Nuage de Loutre. Je soupire et finit par l’apercevoir, à l’orée des Quatre Chênes.

“Je ne suis pas une tarée, ou une psychopathe qui tente de zigouiller sa cheffe, okay ?  Je… j’aime mon clan. J’ai une famille là bas, j’avais des amis. C’est juste que… Je doutais de la légitimité d'Étoile Courageuse. Elle est devenue cheffe dans un contexte si particulier ! Elle n’avait pas fait ses preuves. Et je n’étais pas la seule à le penser ! D’ailleurs beaucoup doutent encore d’elle. Si tu savais le nombre de personnes qui remettent en question le fait que je sois rétrogradée. Ils préféreraient tous me voir bannie ou morte ! Je ne suis pas fière de ce que j’ai fait… Mais je n’étais pas d’accord avec ce qu’il se passait. Qu’est ce que j'aurais dû faire ? Me taire à acquiescer bien gentiment ? On est tous prêt ici à sacrifier nos vies pour notre clan ! Est ce que ça veut dire qu’on doit aussi sacrifier tout sens critique, sous prétexte que le chef à parler ? Tu n’as jamais eu l’impression que… si tu ne t’exprimais pas, tu devenais juste une espèce de toutou insignifiant ?”

Je commence à regretter. En même temps, à quoi pouvais-je m’attendre ? Rien n’aurait été une réponse acceptable à mes yeux. Absolument rien. Et là, d’après ce qu’elle me dit… Elle a perdu toute la force caractérielle que j’avais vu en elle à notre première rencontre. Elle n’est plus cette femelle indépendante et têtue qu’elle était il y a une lune. Non, elle n’est plus qu’une petite chose fragile, influencée, balotée par le cours de la vie. On dirait qu’elle ne l’a pas choisie, cette trahison. Et pourtant… Elle était totalement consciente. Qui est-elle, au fond ? Je ne sais pas ce qu’elle essaye de faire. J’ai l’impression qu’elle veut m’amadouer. Et je n’aime pas ça. Je n’aime rien du tout de la situation actuelle. Moi, elle, cette discussion, l’Assemblée… Pour quoi faire, finalement ? Je n’ai rien à voir avec elle.

Elle cherche mon regard et j’ai du mal à le soutenir. Mes yeux fuient sans cesse, je n’arrive pas à la regarder dans le blanc de l’oeil. “Écoute, Nuage de Loutre…” Je suis gênée. Elle vient de se livrer à moi, et je n’ai même pas le courage de lui dire ce que je pense véritablement. Je déglutis bruyamment et reprends. “Tu peux être en désaccord avec Étoile Courageuse, mais de là à monter un complot pour la renverser et déstabiliser à ce point ton clan…” Je n’arrive pas à l’excuser. C’est inconcevable pour moi. Si Nuage de Loutre ne l’a pas encore compris, mon langage corporel doit bien me trahir. “Je pense qu’il vaut mieux qu’on ne se parle plus…”. On ne défend pas les mêmes choses. Je suis trop loyal à mon clan et elle… Elle est… Elle est Nuage de Loutre.

Je n’ai jamais senti cette émotion, cette sensation. Celle d’être un mouton, celle de ne pas penser par moi-même. Je suis bien dans mon clan, et mon chef est un bon chef. "Nous n’avons rien à voir, toi et moi.”