Le seul moyen de chasser un démon est parfois de lui céder. - Vieux Borgne

Le Duc était seul. Il se tenait assis, les yeux fermés, devant la masse obscure formée par ce recoin si sombre du tunnel que même le chat à la vision nocturne la plus affûtée ne pourrait en percer la noirceur gluante. Il n'avait jamais traversé ce mur d'obscurité, comme si ce qu'il y avait derrière était un sanctuaire, un endroit infranchissable, interdit. Les seuls sons qui retentissaient et faisaient frémir ses oreilles déchiquetées était les impacts des gouttes d'eau tombant du plafond, les couinement des rats dans le labyrinthe humide et insalubre et l'écoulement de l'eau chargée d'ordure.

Non. Autre chose, c'était infime, c'était lointain. Il fallait particulièrement connaître l'ambiance sonore et olfactive des égouts pour le remarquer. C'était si...inhabituel, que cela paru être un fracas retentissant au chat monstrueux.

Des bruits de pas.

Les deux prunelles du croque-mitaine s'allumèrent comme les phares d'une voiture borgne. Il tourna la tête et huma encore plus l'air. C'était jeune, c'était nerveux, et ça portait cette curieuse odeur, endémique à toutes les ordures des bipèdes. Un sourire déchira le visage du matou. Un domestique.
Il se mit en route, se repérant dans les tunnels avec la même assurance des rats qui habitaient avec lui ici. Il se rapprochait d'un minotaure dans ce labyrinthe souterrain, en entité dangereuse, prédatrice, cherchant les malheureux s'étant perdus dans le dédale sombre des égouts.

Il retrouva la piste. Elle menait au charnier où il avait amené sa dernière proie après qu'il eu finit de jouer avec, pour la laisser mûrir et s'en sustenter plus tard. L'odeur faisait frémir ses papilles démentes, et déjà la Faim se pointait le bout de son nez, son pelage immaculé éblouissant quelques instants le Duc. Elle l'observa de ses grands yeux gris aciers, dénués de pupille, lui tourna autour quelques instants, puis s'évapora dans l'air pour réapparaître plus loin. Elle invitait le monstre à la suivre, le guidait vers le petit insouciant qui avait eu la triste audace de violer son repaire.

Le petit jeu de la Faim dura une minute, encore, avant qu'elle ne s'arrête tout à coup et se lèche les babines en observant un pauvre petite proie à quelques mètres. La personnification féline disparu de l'esprit malade du cannibale, alors qu'il s'approchait sans faire de bruit. Il allait briser une énième nuque quand la petite chose fit volte-face devant lui. Immédiatement, Vieux Borgne se radoucit, ses yeux clignotèrent, puis se stabilisèrent en une expression souriante et presque sympathique. Il s'approcha d'un seul pas pour sortir de l'ombre, un sourire aimable sur le visage.

"Et bien, tu as dû te perdre. Ne t'inquiète pas, ça arrive souvent."

Il n'attendit même pas de réponse ou de négation, et sauta sur le tas d'ordure pour soulever d'une patte le cadavre, faisant fuir quelques mouches et même un cancrelat, puis le laissa retomber comme si il ne s'agissait que d'un pantin.

"Tu as froid ? Faim, peut être ? Ah moins que tu ne sois effrayé. Ne t'en fais pas."

Son sourire s'agrandit, devenant carnassier l'espace d'une seconde, ses pupilles s'affinant comme des lames. Il semblait prêt à se jeter sur le jeune chat, mais tout revint dans l'ordre, son rictus prit même une forme plus blagueuse, il se leva et s'approcha tout près de son interlocuteur pour lui murmurer à l'oreille comme si il s'agissait d'une confidence.

"Je ne vais pas te manger."

Et il se mit à rire. Pas un éclat dément, mais quelque chose qui pourrait encore plus glacer le sang, un vrai rire, un rire amusé. Puis il se calma et pencha la tête sur le côté.

"Qu'est-ce qu'un domestique fait ici ? Un pari idiot ? Une envie d'adrénaline ? Non, je sais ! C'est un femelle qui n'accepterais que de porter les enfants d'un chat vaillant, ayant accomplis une prouesse particulière, comme tuer le monstre des égouts ?"

Il regarda à droite et à gauche avec un air soudain apeuré, comme si il venait d'entendre quelque choses, puis revint vers le chat avec son sourire un peu charmeur.

"Ne fais pas trop de bruit, il pourrait bien rôder dans les parages."

Le petit chat fit afficher un grand sourire au borgne, presque attendri par tant de naïveté. Personne de sensé ne devenait une telle créature, même après le pire traumatisme possible. Non non, même la perte d'un être cher juste devant soi, un viol terrible, une mise à bas qui tourne mal, un trop plein de sang, la prise d'un éclair, la découverte du cadavre de ses parents, rien de tout ça, même réunis, ne pouvait transformer quelqu'un de sain en un monstre comme celui qui actuellement se riait de la remarque de son petit "invité". Même les pires psychotropes, les pires drogues ne pouvaient avoir un tel impact. Oui, on pouvait perdre la raison, se mettre à tuer, être touché de dédoublement de la personnalité, de schizophrénie, pourquoi pas ? Mais certainement pas ça.
Là, c'était bien au-dessus, bien plus profond dans l'obscurité, tellement loin que même une morale dotée des yeux de V.2 ne pourrait pas s'y retrouver. Dans un gouffre tellement enfoncé sous terre que même les hurlements des éclairs ne descendraient pas si bas. Pour devenir un tueur pareil, une telle loque de chair viciée, avec un cœur noir comme une pomme putréfiée, il fallait déjà être fou avant. Phasme Posé n'avait eu besoin de rien pour devenir Vieux Borgne, juste un peu de temps et quelques coups de griffe. La portée blanche n'avait été que le déclic, que le signe tant attendu par son cerveau malade pour se mettre en action. La folie n'avait fait que s'avancer comme une gangrène noire, gluante, viscosifiant un esprit qui n'attendait que ça, le transformant en bouillie infâme, nécrosé et plus gâtée que la viande du charnier sur lequel il se tenait. L'âme de l'escogriffe n'était qu'un tas de compost n'attendant que de se faire dévorer par les vers avant d'être jeté à des plantes qui ne donneraient plus jamais autre chose que des fruits viciés, aux formes absurdes.

Le matou afficha un rictus moqueur. Une goutte pâteuse, d'une substance visqueuse, noire comme de l'essence s'écoula des commissures de ses lèvres. Elle s'écoula sur quelques millimètres avant qu'une langue la fasse disparaître.

"Le chemin trop sombre et sinueux, petit, j'y suis depuis bien longtemps. J'y était avant même que ta jolie tête n’aperçoive le monde. Et je m'y complaît. De toute façon, la lumière ne met pas mon pelage en avant. Et puis, n'ai-je pas plus de superbe dans l'ombre ? Cet environnement ne me siérait-il pas à ravir ?"

Il émit un léger rire en détournant la tête, portant son regard vers l'eau croupie infestant l'air, au fond du tunnel. Il s'y regarda. Puisse-t-il être si effroyable que même son reflet en prenne peur ou un rat venait-il de passer dans les profondeurs aqueuses ? En tout cas, l'eau remua légèrement, faisant disparaître l'image.

"Tu sais, tout le monde n'a pas un bon fond. Il existe des gens corrompus jusqu'à la moelle. Ces gens-là sont dangereux. Tu ferrais bien de ne pas les approcher. Encore moins d'essayer de leur faire la morale, ils pourraient se sentir insultés."

Il releva la tête et envoya un regard comme entendu au jeune chat. Ses yeux voulaient crier la bienveillance, mais ne mentaient pas si bien que ça. Entre celui, aveugle, qui attestait comme la meilleure des preuves que ce chat n'était pas bon, et l'autre, dénué de toute vie, ouvert comme une fenêtre vers un être couvert de tumeurs, ils ne s'accordaient pas du tout avec le reste. Eux, ils criaient la faim et l'envie de voir mourir.

"D'accord ?"