Les lunes s’écoulaient paisiblement pour le couple retrouvé. Étoile Orangée et Mistral Lointain s’étaient finalement avoués leur amour si fort, si terrible, si enivrant et magnifique. Depuis que ses sentiments étaient exposés au grand jour, le guerrier était un mâle comblé, jovial dont la froideur semblait avoir quitté son être, comme si l’amour avait fait de lui un nouveau félin. L’empreinte d’Étoile Orangée sur son cœur laissait des traces qui masquaient celles de son passé. Il en oubliait Fantôme du Passé, celle du Clan de l’Ombre qu’il avait pu aimer dans sa jeunesse. Il en oubliait presque les pertes subies entre son père, sa mère, ses sœurs. Il ne lui restait désormais que ses neveux qui comptaient comme la prunelle de ses yeux, si ce n’est que le dernier, ancien guérisseur, avait désormais été remplacé par son apprentie, Menthe des Sables.

Depuis des lustres, il aurait dû se rendre dans son antre pour aller lui signalée que sa blessure à l’oeil, qu’il avait reçu quelques lunes plus tôt lorsqu’il s’était battu avec les chiens, lui faisait mal. Mais ne connaissant pas les capacités de la féline, doutant d’elle comme un ancien grognon et désagréable, il avait décidé quelque peu de la fuir. Et pourtant, sa compagne n’avait cessé de lui vanter les mérites de la demoiselle, mais Mistral Lointain, malgré une attitude plus joyeuse, était toujours un matou buté, qui, quand il avait quelque chose dans la tête, ne le perdait pas de vue.
Néanmoins, récemment, il avait senti que la plaie avait gonflé, lui faisant désormais terriblement mal. Ce matin, il avait quitté son nid avec un oeil invalide, incapable de l’ouvrir. Et, en tentant de tâtonner, il avait constaté avec effroi que du pu suintait de la plaie. Alors, glissant son corps dans l’embrasure de la tanière, Mistral Lointain héla la guérisseuse avant de pénétrer.
« J’ai mal à l’oeil. » grogna-t-il, fidèle à lui-même.

Mistral Lointain avait forcément évolué. Il avait profondément été impacté par sa vie antérieure, sur laquelle il avait désormais fait une croix, repoussant tout ce qui le ramenait en arrière. Il n’était plus affecté avec les problèmes de son passé, apprenant à aller vers l’avant. Malgré tout, il n’avait pas changé. Il était resté fidèle à lui-même, méfiant, froid, silencieux lorsqu’il avait un coeur complètement fermé au monde. Il s’ouvrait dans la protection, la loyauté, l’attention de l’autre dès l’instant où il accordait enfin sa confiance. Étoile Orangée avait peut-être été une des seules à connaître ce matou courageux, capable de retourner le monde rien que pour sauver sa belle.
Un monde qui lui avait valu un visage blessé, meurtri par les pattes de cabots enragés, la gueule suintante de bave immonde. Cet œil, il avait décidé de ne pas s’en préoccuper. De faire le matou fier, le torse bombé, une nouvelle cicatrice comme les autres sur son corps de guerrier. Il avait encaissé la douleur jusqu’à ce qu’elle ne soit plus supportable. Il avait beau jouer les gros durs, Mistral Lointain finissait toujours par revenir à la raison et à se rendre dans la tanière de la guérisseuse, la seule encore capable de le sauver réellement.

À peine eut-il le temps de terminer sa phrase qu’il avait compris qu’on allait pas le laisser en paix. Menthe des Sables s’empressa de lui rappeler qu’il aurait dû venir plus tôt. Comme si je savais pas. J’avais pas envie, laisse-moi tranquille, bordel. Soigne-moi, ça. Il retint ses pensées de sortir directement hors de sa bouche, au risque d’avoir la colère de sa compagne sur le dos s’il allait trop loin dans ses paroles. Mistral Lointain, au fil du temps, avait appris à canaliser son langage et son ton bourru pour se radoucir un peu.
Il s’exécuta quand elle lui donna de quoi se soigner tout en grognant de désapprobation. Il mangea une graine en grimaçant. « C’est dégueulasse. » Cette fois-ci, il n’avait pas pu retenir sa franchise néanmoins. Au moment où la femelle commence à appliquer le cataplasme, le matou noir gronde de douleur et montre les crocs. Il avait mal, terriblement mal. Il se retira en reculant, lui lançant un regard noir.

Grand grognon qu’il est, Mistral Lointain ne cesse de rouspéter comme un ancien envoyé à la tanière des plus vieux chats depuis bien des lunes. Il n’est pas du genre à se rendre dans la tanière du guérisseur - ou de la guérisseuse en l'occurrence - pour que l’on s’occupe de lui. Généralement, il laisse ses petites plaies se refermer toute seule lorsque cela est possible ou on accourt jusqu’à lui avant même qu’il n’ait eu le temps de réagir. C’était le cas quelques lunes auparavant. À chaque sortie de combat sanglant, lorsqu’une plaie béante avait barré son épaule pour s’étendre jusque sur ses côtes, on avait pas attendu pour le soigner, même s’il bronchait.
Mistral Lointain n’avait d’ailleurs jamais été très commode pour ceux qui s’occupent de lui. Particulièrement indépendant, il ne supportait pas de se sentir assisté ou vulnérable. Il repoussait constamment toute forme d’aide jusqu’à se faire engueuler. Son œil, il n’y avait été que parce qu’il avait été poussé par Étoile Orangée pour aller voir sa petite fille. Sinon, il n’aurait pas posé une seule patte dans son antre puante de plantes nauséabondes en tout genre.

Alors qu’il reculait, sentant une douleur lui tirailler l'œil, Menthe des Sables manque de peu de lui planter une griffe. Manquerait plus que ce soit à cause d’elle qu’il perde son œil. Il ne pouvait pas se le permettre, il était un guerrier, un chasseur ! Pourtant, jusqu’ici, il n’avait jamais songé à l’idée qu’il pourrait le perdre. Tandis qu’elle semble avoir fini et qu’elle le congédie, Mistral Lointain s’éclipse sans un mot, sans remerciement. Elle n’a rien fait pour lui après tout, à part le manquer de peu. Il avait failli se prendre une griffe dans l'œil.

Le lendemain, le matou fit à nouveau son grognon et esquiva la guérisseuse toute la journée. Il le fit encore les jours suivants même si son œil gonflait encore. Du pus était à nouveau apparu et il ne pouvait désormais plus rien faire : s’entraîner au combat ou chasser était devenu un vrai calvaire. Ne pouvant ouvrir l'œil, il se retrouvait presque borgne. Mais bien sûr, Menthe des Sables allait sauver cet œil, n’est-ce pas ? N’était-elle pas magicienne ? Alors il entra une nouvelle fois dans son antre quelques jours plus tard tandis que la plaie avait empirée et se plaignit à nouveau.
— Je peux même plus ouvrir l'œil maintenant ! Vraiment plus, on dirait qu’il est collé , grogna-t-il.

Mistral Lointain n’avait jamais été un félin qui aimait être soigné ou chouchouté. Il aimait plutôt être tranquille dans son coin, que personne ne vienne le déranger comme un vieux grincheux. Seulement, à force de rester dans son coin et d’encaisser la douleur, il se rendait compte désormais qu’il allait peut-être perdre l’usage de son œil s’il continuait dans cette pente là.
En arrivant ce matin dans l’antre de la guérisseuse, il se prit une soufflante évidente. Elle réitéra les étapes et le lendemain matin, Mistral Lointain se sentit soudainement complètement affaibli. Quelque chose clochait. L’oeil ne s’ouvrait plus et lui faisait terriblement souffrir. En posant sa grosse patte noire dessus, il eut même l’impression de sentir un liquide visqueux ressemblant à du pus. Sa tête, désormais, lui faisait terriblement souffrir. Il avait chaud mais frissonnait, paradoxalement comme s’il était tombé malade. Une sale odeur semblait provenir de la plaie et une sensation de chaleur se propageait autour de sa blessure.

Lorsqu’il aperçut Menthe des Sables de son unique œil après avoir parcouru les quelques mètres qui séparaient les deux tanières, il refusa d’avouer qu’il avait galéré à venir.
— Ça va plus. murmura-t-il. Le traitement n’était plus efficace. Il avait l’impression soudaine qu’il allait alors perdre son oeil. Comment vais-je faire ? se dit-il. Il s’allongea dans l’antre, assommé par la fatigue et la fièvre, ses pattes le tenant à peine. Il n’avait même pas été capable d’aller chasser. Ces derniers jours, il avait pourtant tenté d’attraper quelque chose mais ça durait depuis trop longtemps. Allait-il devoir réapprendre à être un guerrier désormais, après une foutue griffure de chien infectée ?

hrp | bon, comme tu le sais, en principe, il perd son oeil donc je pense que c'est le moment de lui dire xD

Au fond de lui. Tout au fond. Dans son coeur. Dans son âme. Il se laisse aller, avec le temps. Il le sait pertinemment. Et il sait tout aussi bien que son oeil, il va finir par le perdre. Il ne sait même pas pourquoi il se laisse dépérir, pourquoi il refuse tant d’aller voir Menthe des Sables. Il repousse l’échéance du mieux qu’il peut en pensant que tout va s’arranger en un claquement de doigts sans avoir besoin de traitement. Pourtant, en presque quarante-vingt dix lunes d’existence, il devrait être au courant que les blessures, c’est pas comme ça que ça marche. Que les infections, ça se soigne ou ça s’empire. Ce ne sont même pas les regards sévères de son amour de toujours qui le font réagir, ce sont ses difficultés à chasser qu’il tente de cacher depuis des lunes désormais.
Mais il ne veut pas finir handicapé, et encore moins dans la tanière des anciens de si tôt. Il se sent encore frais, vivace, prêt à tout détruire. Il se sent prêt à chasser, à se battre encore corps et âme pour son clan. Il avait même toujours été persuadé d’ailleurs qu’il finirait par mourir sur le champ de bataille et pas en train de dépérir dans une tanière de vieux, ronflant dans son sommeil à cause de sa respiration rauque. Il ne se voyait pas se plaindre des puces et des apprentis ingrats, seulement s’en aller dignement.

Il se rend finalement dans l’antre de la guérisseuse et soupire en remarquant son désespoir. Il suit son regard et part s’installer dans le nid que des apprentis ont préparé, prêt à se faire soigner. Pourtant, il sent bien dans l’atmosphère de l’antre que c’est peine perdue : qu’il va finir exactement comme il refusait de terminer. Au moins, il aura sa compagne à ses côtés, c’est déjà l’un des plus beaux cadeaux du monde. Et il verra encore sa fille grandir pendant quelques dizaines de lunes. Il sent dans sa tête comme un étau immense lui faire si mal qu’il peine à rester assis et s’allonge finalement le temps que la guérisseuse revienne.

Il acquiesce à ses mots plutôt que de s’énerver. Parce qu’il sait pertinemment qu’il a merdé. Et que c’est Étoile Orangée qui va terriblement lui en vouloir quand elle apprendra qu’il s’est laissé allé plutôt que d’offrir la possibilité à la guérisseuse de l’aider convenablement.
Il s'exécute sans répondre avant de s’allonger pour enrouler la queue autour de lui, la déposant sur son museau pour le cacher de la lumière. « Merci, Menthe des Sables. » qu’il murmure finalement avant de s’endormir. Merci de m’aider malgré qui je suis. Piètre patient. Je ne t’aide pas, je le sais. Mais merci quand même. Parce que malgré tout, tu donnes tout.

hrp | t'inquiète mdrr tu gères

Il ne savait pas ce qui lui était passé par la tête. Il avait joué les gamins et par-dessus, l’inconscient, l’imbécile. Il aurait pu se traiter de tous les noms s’il avait été réveillé, mais tout le temps où la jeune guérisseuse s’éclipsa, il était profondément endormi. Cela faisait un bon moment qu’il n’avait pas profité d’une véritable nuit de sommeil, alors il profita d’une longue et paisible sieste sans rêve. On aurait pu croire même, à la lenteur à laquelle se soulevaient ses flancs, qu’il était en train de rejoindre le Clan des Étoiles, si subtilement, si soudainement. Mais il ne faisait que se plonger de plus en plus profondément dans un doux néant calme et apaisant.
Finalement, lorsqu’il rouvrit les yeux - ou du moins, son œil encore valide - c’était à cause de deux voix qui se répondaient l’une à l’autre. Difficilement, il tenta de se redresser mais on lui intima de rester allongé dans le nid qui lui avait été confectionné. Il reconnut péniblement Menthe des Sables et en déduisit à l’odeur de poisson qui flottait dans l’air qu’elle avait dû aller chercher le guérisseur du Clan de la Rivière. Il creusa un instant dans sa tête pour tenter de se rappeler de son nom, mais rien ne lui revint. À croire qu’en plus d’être borne, il en perdait les noms des félins.

Le guérisseur examina longuement sa place - à tel point que l’impatience se ressentait dans les petits grognements du vieux guerrier - avant de lui appliquer un nouveau cataplasme. Finalement, il posa le diagnostic : il serait désormais impossible à Mistral Lointain d’utiliser son œil. C’était trop tard.
Le guerrier, ahuri, se leva soudainement du nid, son unique œil furieux. « Pardon ? Comment ça tu peux rien faire ! » Avait-il oublié que quelques heures plus tôt, Menthe des Sables lui avait annoncé la même chose ? Le plus dur, c’était qu’à ce moment-là, son cerveau assimilait enfin l’information. Il ne verrait plus de cet œil, il allait devoir s’y faire. Rêve de Pluie finit par réussir à le calmer et lui expliqua patiemment ce qu’il y avait à faire pour arrêter l’infection. Il parvint à lui faire comprendre qu’il serait absolument nécessaire qu’il se laisse faire par Menthe des Sables tous les jours. Un cataplasme quotidien de nombreuses plantes - il n’en retint aucune - serait à appliquer. Et il allait devoir se reposer, aussi et tenter de se calmer. Il entendit toutes les instructions, même s’il lui serait difficile de les suivre.


À peine une ou deux lunes plus tard, Mistral Lointain débarqua doucement dans l’antre de la guérisseuse avec un petit sourire sur le visage. Il fit frémir ses moustaches lorsque son museau absorba toutes les odeurs.
« Bonjour, Menthe des Sables. Je venais pour te remercier. » Il baissa la tête, un peu gêné. « J’ai eu tort de douter de toi. Tu es une excellente guérisseuse et j’aurai dû te faire confiance depuis le début. Merci d’avoir réussi à me sauver. Je te suis éternellement redevable - enfin, pour le peu d’éternité qu’il me reste … »

Le matou noir mettait souvent beaucoup de temps à réaliser les choses. Au cours des dernières lunes, il avait souvent eu besoin de la présence d’Étoile Orangée pour se rendre compte qu’il était parfois trop exigeant avec les gens qui l’entouraient et avec lui-même. Une exigence qui le rendait particulièrement méprisable auprès des autres ; mais heureusement, il avait eu une compagne incroyable, capable de lui ouvrir les yeux et de lui permettre de mettre sa fierté de côté pour savoir remercier les personnes qui prennent soin de lui. Il répétrait bien qu’il n’a besoin de personne, mais il réagirait encore avant beaucoup d'orgueil. À son âge, il avait besoin de sa compagne, de son clan, de sa fille et particulièrement de sa guérisseuse. Il s’en était particulièrement rendu compte dernièrement. Sans elle, il n’aurait plus la chance de fouler encore les landes - bien qu’avec un seul œil, il lui soit particulièrement difficile de chasser.

Mistral Lointain pénétra dans l’antre de la guérisseuse, Menthe des Sables et s’excusa de son comportement. Celle-ci lui répondit, heureusement, sans l’once de colère dans sa voix. Le mâle gratta le sol, gêné. « Hum, eh bien, je dois avouer qu’une discussion avec elle m’a ouvert les yeux … Mais non, elle n’est pas dehors à attendre que je le fasse. » dit-il en reprenant un peu de contenance.
Puis, la demande de la femelle le surprit mais il comprit. « Bien sûr. Je prendrai soin d’eux jusqu’à ma mort. » Depuis qu’il était convaincu d’aimer Étoile Orangée du plus profond de son âme, il ne pouvait s’empêcher de la protéger tout comme il protégeait sa fille.